Tapiola:
Sibelius et le Dieu des Bois

Jean Sibelius, 1865–1957 [1]

Jean Sibelius, 1865–1957

1,437 words

English original here [2]

Tapiola est la dernière œuvre majeure composée par Jean Sibelius. Elle fut  commandée par le chef d’orchestre de New York, Walter Damrosch, au début de 1926, et fut jouée pour la première fois le lendemain de Noël de la même année. Damrosch avait demandé un poème symphonique, le choix du sujet étant laissé au compositeur. Pour trouver l’inspiration, Sibelius se tourna, comme il le fit si souvent,  vers le Kalevala, le recueil de folklore finnois qui transparaît si souvent dans son œuvre. 

Sibelius était âgé de 60 ans lorsqu’il commença à travailler sur Tapiola et sa réputation de plus grand compositeur de la Finlande était déjà établie. Il était devenu un compositeur national quasi-officiel du fait de son nationalisme manifeste, appuyant le droit à l’indépendance de la Finlande contre la domination russe et suédoise. Ce n’est probablement pas une grande exagération de dire qu’il fut l’un des compositeurs les plus populaires du XXe siècle, du moins dans les pays scandinaves et les pays anglophones. Au cœur de la culture musicale européenne il y avait une certaine suspicion concernant sa popularité et le sentiment qu’il était insuffisamment moderne, c’est-à-dire qu’il n’était pas à la remorque de Schoenberg. L’Allemagne finit par aimer Sibelius, mais seulement dans les années 30 et 40 lorsqu’il devint un compositeur nazi semi-officiel [3], ayant paraît-il dit aux soldats allemands dans un message : « Je souhaite de tout mon cœur que vous remportiez une victoire rapide » [1]. Il devint ainsi un favori de Berlin tout comme de New York.

Tapio est de dieu des régions boisées, et Tapiola est son habitat. Le poème musical de Sibelius donne une riche image de cet habitat et réussit à l’animer d’une foule d’entités surnaturelles. La partition de Tapiola contient un quatrain explicatif :

Elles s’étendent à l’infini, les sombres forêts du Nord
Rêves antiques, mystérieux, sombres et sauvages,
Dans leur secret habite le puissant Dieu de la Forêt,
Et les lutins des bois dans l’obscurité chuchotent des charmes magiques.

L’humanité eut la chance que Sibelius consacra ses énergies à la musique plutôt qu’à la poésie, mais notez cependant que « Forêt » et « Dieu » ont tous deux une majuscule dans la troisième ligne. Pour Sibelius, une subtile et importante identification doit être faite entre les deux.

La musique commence par un audacieux motif mélodique qui est répété tout au long de l’œuvre. En fait, le morceau a été appelé monothématique. Cela ne devrait pas être vu comme une critique, cependant. Ce que Sibelius fait, et fait brillamment, est de déployer et d’examiner ce motif avec diverses emphases et avec une vaste série de techniques orchestrales. A mesure que l’œuvre progresse, on a le sentiment que ces reformulations discrètes et distinctives d’un thème sous-jacent évoquent d’une manière ou d’une autre l’existence des diverses formes de vie de la forêt. Les multiples entités sont uniques mais néanmoins unifiées dans un principe organisateur supérieur, le motif lui-même du poème musical, qui admet des incarnations successives mais reste animé par sa propre discipline structurelle. Le ton du morceau n’est ni lumineux ni obscur ; il ne semble pas exprimer une émotion individuelle. Il s’agit plutôt d’une description nerveuse de la forêt, avec toute la distance que cela implique vis-à-vis de la civilisation humaine.

Vers la fin, la musique fait place au silence d’où surgit une remarquable tempête de sons. Les cordes montent et descendent dans une confusion de dissonances pendant que les cuivres font leur entrée d’une manière menaçante. C’est la présence de Tapio et cela provoque une sensation de panique. Comme le dieu grec Pan dont nous avons tiré le mot « panique », Tapio semble apporter la terreur de la nature, des forces incontrôlées et invaincues. Au-delà de la familiarité du village d’Europe du Nord, ou encore plus en-dehors de la ville moderne, la forêt représente une certaine terreur primale incarnée dans la figure numineuse du Dieu des Bois.

Après la cacophonie de l’apparition de Tapio, la musique revient à une forme du motif récurrent, à présent plus calme et plus tranquille. La rencontre avec le Dieu et la terreur ainsi évoquée a conduit à un état d’être plus mature et à une plus grande sagesse. Quelque chose nous a été enseigné par les esprits des bois.

Damrosch fut enchanté par l’œuvre de Sibelius et lui écrivit que « seul un homme du Nord pouvait composer cela ». Bien que ce jugement aille dans le sens de ceux qui critiquent Sibelius pour son provincialisme, il est lucide. Sibelius évoque une expérience numineuse dans ce morceau. Le numen est le dieu qui habite un lieu particulier. Le mot « numen » est apparenté au latin nuere, « faire signe de la tête », et au grec neuein, « incliner la tête », indiquant un assentiment ou un commandement. Ainsi, le mot indique les effets du pouvoir de la déité locale. Cette compréhension formelle du numineux est particulièrement applicable à Sibelius.

Les musicologues tendent à être impressionnés par l’usage que fait Sibelius de l’atonalité dans la rencontre dramatique avec Tapio ; cela suggère un respect naissant pour un avant-gardisme largement absent du reste de ses œuvres. Mais ce qui est intéressant dans la manière dont Sibelius utilise ce moment atonal, c’est qu’il est subordonné à un plus grand récit musical dominant. Il n’y a pas de raison pour que l’atonalité ne puisse pas être utilisée dans la musique ; elle est spécialement efficace dans la musique des films d’horreur, par exemple. Le problème avec l’atonalité, c’est l’attitude arrogante de ses partisans qui considèrent leurs auditeurs comme des lourdauds stupides ayant besoin d’être sortis de leurs préoccupations du XIXe siècle.

Le moment de confrontation avec Tapio est vraiment difficile à écouter calmement. Il induit une sensation corporelle, créant une gêne respiratoire et faisant dresser les cheveux à l’arrière de la tête. Lorsqu’il se termine et que le calme est restauré, celui-ci est rehaussé est plus profondément apprécié. Comme les histoires de fantômes qui troublent l’ordre naturel seulement pour le renforcer à la fin, la désorientation causée par la panique numineuse de la rencontre avec le Dieu aboutit à une restauration plus profonde de l’équilibre naturel et à une appréciation plus riche de la beauté qui avait toujours été présente. Pour l’avant-garde académique, c’est du simple conservatisme. Mais la chose importante, c’est que la musique de Sibelius est profondément enracinée dans le paysage primal de sa patrie. Quels que soient les récits du Kalevala qui l’ont inspiré, son art est une expression primale du numineux dû au génie de sa mélodie fusionnant avec le paysage. Sa musique est enracinée dans le sol ; exprimant le pays d’une manière presque mystique. L’intellectualité aride de nombreuses compositions du XXe siècle pâlit en comparaison.

Tapiola supporte avantageusement la comparaison avec une œuvre ultérieure, Tabula Rasa d’Arvo Pärt. Comme Tapiola, Tabula Rasa est une méditation sur un thème et soumet son thème à une série de déploiements expérimentaux. Dans son premier mouvement, Ludus, la mélodie est déconstruite et ses implications chromatiques sont élaborées pour causer un effet grandiose. Comme Tapiola, Tabula Rasa a une certaine qualité numineuse ou mystique, mais d’un genre très différent. Tabula Rasa est une méditation fractale, examinant de près un déploiement naturel comme la croissance d’une feuille. C’est une œuvre mystique au sens de Blake, une révélation des mystères présents dans la nature, et bien qu’elle soit habilement communiquée au moyen de l’art c’est un moment visionnaire de réalisation accordé seulement à un petit nombre de gens. C’est l’équivalent musical d’un manuscrit enluminé.

La confrontation de Sibelius avec son Dieu n’est pas visionnaire de la même manière. C’est le sentiment d’être seul dans les bois, loin de l’humanité. C’est un sentiment universel (du moins parmi les Européens du Nord) qui est en accord avec les peurs pré-civilisationnelles. Les sentiments de solitude et de vulnérabilité sont les garanties contre l’hybris, et sont les semences du numineux.

Tapiola est une œuvre d’art superbement païenne. Elle exprime le numineux d’une manière directe, sans recourir à des concepts théologiques élaborés. Elle montre aussi que n’importe quelle technique musicale est valable pour l’artiste, tant qu’il l’utilise pour promouvoir l’engagement de l’homme envers le naturel et le sacré, et non pour poursuivre ses propres abstractions intellectuelles. La désorientation peut avoir une vertu pédagogique, mais seulement si la réorientation survient ensuite.

Sibelius vécut 30 ans de plus mais ne composa plus rien d’important. Il détruisit sa huitième symphonie et elle reste perdue. C’est presque comme si la confrontation avec son Dieu des bois l’avait laissé sans rien de plus à dire. Il avait transformé le numineux en art, et un artiste ne peut rien réaliser de plus grand. Tapiola reste une œuvre importante et numineuse de l’art d’Europe du Nord.

Note

1. Alex Ross, The Rest is Noise (London: Harper Perennial, 2009), 190.