Dugin sur l’Ethnicité contre la Race

Aleksandr-Dugin-Cr [1]7,345 words

English original here [2]

Puisque le libéralisme, en tant qu’idéologie fondée sur les droits de l’individu, appelle à « la libération vis-à-vis de toutes les formes d’identité collective en général, [et est donc] entièrement incompatible avec l’ethnos et l’ethnocentrisme, et est l’expression d’un ethnocide théorique et technologique systématique », l’« ethnocentrisme » et l’affirmation positive de l’identité « ethnique » sont vues par Dugin comme une base potentielle pour la résistance au libéralisme. C’est pourquoi il affirme que l’« ethnocentrisme » peut être vu comme une composante positive du national-socialisme, s’il est neutralisé en le purgeant de toutes connotations raciales ou nationales.

La notion duginienne de l’« ethnos » n’a rien à voir avec la race – il dit très clairement que c’est un concept purement culturel, linguistique et sociologique sans base biologique. Comme nous le verrons, le concept duginien d’« ethnocentrisme », dont il dit qu’il est dérivé du sociologue allemand Wilhelm Mühlmann (qui, cependant, était un national-socialiste et un racialiste convaincu – au sens où il acceptait la réalité biologique de la race comme un facteur dans la genèse des cultures), diffère du sens communément accepté de ce terme.

Quant au concept de l’« ethnos » lui-même, dans [son livre] La Quatrième Théorie Politique il en parle seulement en passant, le définissant comme « une communauté de langue, de croyance religieuse, de vie quotidienne, et de partage des ressources et des buts ». Cependant, il le développe beaucoup plus complètement dans une série de cours sur l’« ethnosociologie » (un terme qui signifie la même chose qu’anthropologie culturelle ou sociale, ethnologie ou anthropologie structurelle), qui peuvent être vus sur YouTube. Cette série de cours clarifie ce que Dugin signifie réellement par le terme ethnos. Elle présente aussi des catégories de pensée caractéristiques des sociétés archaïques, non-occidentales, qui sont présentées comme une partie du projet de Dugin pour trouver une alternative au « logos occidental » destructeur et nihiliste.

La première partie du cours de Dugin est un survol très sommaire des différentes écoles nationales d’anthropologie sociale, qu’il voit comme une importante discipline scientifique périphérique qui a le potentiel pour défier et subvertir l’hégémonie culturelle occidentale (c’est-à-dire, le « racisme » occidental). Ceux qui sont familiarisés avec l’œuvre de Kevin MacDonald et avec son livre The Culture of Critique seront frappés par l’évaluation très positive que Dugin fait de figures comme l’anthropologue juif américain Franz Boas, qui est célèbre pour avoir tenté de démolir le concept de race [3].

Dugin est particulièrement intéressé par l’école française d’anthropologie structurelle, fondée par l’anthropologue juif français Claude Lévi-Strauss, qui fut un élève du linguiste juif russe Roman Jakobson. Cette connexion est importante pour Dugin, puisque Jakobson fut non seulement l’un des fondateurs de l’école structuraliste en linguistique, mais aussi un eurasiste. L’anthropologie structuraliste est aussi un lien important entre l’étude des formes pré-modernes de rationalité et de la pensée poststructuraliste, et entre la pensée conservatrice « holistique » et le relativisme postmoderne. La méthode structuraliste – voyant une culture comme un système de relations synchroniques – est assimilée par Dugin à la vision holistique et organique de la société qui est caractéristique des penseurs conservateurs. Dugin dit aussi que son concept d’« ethnos » est basé sur l’œuvre de l’ethnologue russe Sergey Shirokogorov [4], qui étudia les tribus archaïques vivant dans la toundra sibérienne. L’œuvre de Shirokogorov sert aussi de lien entre le concept d’« ethnos » et l’idéologie politique de l’eurasisme.

Dugin a proposé l’« ethnos » et la « civilisation » comme sujets possibles de la « quatrième théorie politique ». Pour Dugin, c’est l’« ethnos », et non l’individu, qui est l’« atome » social (la forme la plus simple et la plus fondamentale de l’être social). L’« ethnos », cependant, n’est pleinement incarné que par les sociétés de chasseurs-cueilleurs primitives et les sociétés agrariennes néolithiques. Encore une fois, l’ethnos n’est pas un groupe racial. L’essence de l’« ethnos », ainsi que Dugin définit ce terme, n’est pas un fait biologique, mais une structure sociale, symbolique et linguistique. Il prend toujours soin de souligner que l’ethnos est un phénomène culturel, non défini par des relations de sang ou par la race. Il est similaire au concept phénoménologique d’un « monde de vie » (Lebenswelt) prélogique. Le « monde de vie » est un horizon de compréhension partagé par la communauté. La notion de monde de vie permet à Dugin de lier le concept d’« ethnos » au concept heideggérien de Dasein comme être-dans-le-monde. Cela est important, parce que le Dasein est supposé être le « sujet » de la quatrième théorie politique. L’ethnos, alors, est apparemment un moyen par lequel le Dasein existe.

Bien que la notion d’ethnos ne soit pleinement applicable qu’aux sociétés archaïques, il continue à exister comme une strate résiduelle dans les sociétés modernes, sous la forme des symboles et des archétypes éternels de l’inconscient collectif. Dans la société moderne, le monde de vie ethnique s’est désintégré et la société s’est progressivement dégradée en un système économique gouverné par une rationalité technologique purement instrumentale. En prenant l’ethnos comme paradigme d’interprétation, il est établi comme le type « normal » de société, et la société moderne est vue comme une déviation ou une déformation par rapport au modèle original. Les méthodes de l’anthropologie sociale, développées spécifiquement pour étudier les sociétés primitives, peuvent alors être utilisées comme un instrument critique pour l’interprétation des sociétés modernes – une chose déjà tentée par des figures postmodernes comme Jean Baudrillard. Les économies de troc non-individualistes et non-utilitaires des sociétés primitives, basées sur l’échange symbolique, sont même présentées, bien qu’en termes excessivement vagues et généraux, comme le fondement possible d’un système économique alternatif.

L’ethnos lui-même ne peut pas être correctement compris en utilisant des méthodes historiques. C’est parce que les sociétés primitives archaïques sont a-historiques ou pré-historiques. Elles manquent d’archives écrites. Elles vivent dans un temps mythique plutôt que dans un temps historique – le temps mythique au sens de Mircea Eliade, le temps de l’éternel retour du même. L’ethnos (la société primitive) n’est pas une communauté historique, mais une structure sociale qui se reproduit indéfiniment. Cela signifie qu’il doit être étudié en utilisant les méthodes du structuralisme, qui furent initialement développées dans le domaine de la linguistique mais plus tard appliquées aux sciences sociales. Les structuralistes voyaient les sociétés primitives comme des systèmes d’oppositions symboliques qui doivent être étudiées d’une manière holistique et synchronique, comme un  langage. Elles ne peuvent pas être adéquatement interprétées en termes causals, comme le résultat de l’évolution biologique (Dugin rejette les interprétations évolutionnaires de la culture comme étant contaminées par la doctrine moderne « raciste » du progrès) ou comme naissant de processus historiques. L’ethnos est simplement une donnée phénoménologique. Bien qu’il semble fréquemment être une construction purement théorique et artificielle, Dugin souligne qu’il est empiriquement validé par les études ethnologiques des sociétés archaïques.

Au lieu de termes historiques, l’ethnos doit être interprété en termes spatiaux (synchroniques). La structure spatiale de l’ethnos, cependant, est avant tout une expression du paysage spécifique dans lequel il réside. Le paysage ne doit pas être compris en termes simplement matériels ou naturalistes. Le paysage de l’ethnos est un paysage sacré. Il n’est pas seulement l’environnement naturel d’un groupe tribal, mais l’espace symbolique et mythique dans lequel l’environnement naturel est inscrit. Le concept de « nature », même dans sa forme romantique antimoderne, présuppose déjà la séparation et l’aliénation de l’homme vis-à-vis du cosmos en tant que totalité primordiale. Le monde de l’homme primitif naïf, de l’ethnos, est un tout avant des oppositions comme artificiel et naturel, sujet et objet, symbolique et réel, langage et choses, pensée et expérience, individu et société (et dans ce sens, il partage des caractéristiques avec le monde postmoderne, dans lequel les frontières entre le virtuel et le réel, le naturel et le technologique sont effacées).

Ce que Heidegger appelle « un monde » est un espace de possibilités plutôt qu’une collection d’objets observés depuis l’extérieur. Il n’y a pas de sujet transcendantal existant indépendamment qui descend ensuite dans le monde, pas de monde objectif qui s’oppose à un sujet abstrait détaché. L’être-dans-le-monde vient en premier, et le sujet et ses « données sensitives » en sont seulement issus. L’opposition philosophique du sujet et de l’objet dissimule l’unité primordiale de l’être-dans-le-monde, qui est irréductible à la relation sujet-objet. L’être-dans-le-monde concret doit être étudié phénoménologiquement, en découvrant sa structure temporelle et spatiale.

La polarité fondamentale de l’ethnos n’est pas entre le sujet et l’objet, mais entre le sacré et le profane. La polarité entre le sacré et le profane correspond à la polarité entre l’exceptionnel et le normal. Le profane est le normal, et le sacré est une crise dans le cours normal des événements – une exception qui suspend les oppositions qui structurent la réalité sociale, les transcendant et recherchant leurs limites. Le sacré est à la fois dangereux et salvateur (« Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve » – Hölderlin). Le sacré marque les limites infranchissables de la vie communautaire – infranchissables dans la mesure où celui qui les franchit cesse de faire partie de la communauté, ou devient autre. Le sacré est un paradigme commun à la nature et à la société, désignant le tout primordial qui les transcende et les inclut. Le sacré est la base des normes au sens où il est une limite qui unit et rassemble toutes les régions séparées du monde, déterminant leurs « mesures ». On peut supposer que la dimension du sacré appartient à la structure de l’Etre lui-même, de sorte qu’elle ne peut jamais être entièrement éliminée, même dans les sociétés modernes les plus sécularisées – elle peut seulement être déplacée et déformée.

L’espace de l’ethnos est structuré par la relation entre un centre sacré (pôle) et une marge profane. Ici, Dugin semble s’inspirer du travail de Mircea Eliade sur le symbolisme du centre. D’après Eliade, l’espace sacré est fondé, orienté et ordonné autour d’un point central marqué par une « hiérophanie » : une révélation du sacré. Le centre est symboliquement désigné par l’érection d’un axis mundi, un axe qui relie les diverses dimensions ou régions du cosmos. L’espace, alors, n’est pas homogène, mais différencié par un axe sacré ou cœur central et vertical, et une périphérie ou marge horizontale. Les cosmogonies traditionnelles décrivent fréquemment le cosmos comme croissant à partir d’un point central. Tel qu’Eliade le définit, le centre est n’importe quel point où un mouvement vertical entre des plans ontologiques différents ou des régions cosmiques différentes – entre espace profane et sacré, entre ciel et terre, dieux et mortels, royaume des vivants et des morts – peut survenir. C’est le pôle, le pilier du monde, la montagne sacrée – Yggdrasil, l’Olympe, le Meru, l’Irminsul. Escalader une montagne, un arbre ou un pilier cosmique, c’est passer d’un plan à un autre. Yggdrasil relie les neufs mondes et permet de voyager entre eux. Le centre sacré est aussi l’épine dorsale du yogi, le pôle sacrificiel védique, le mât du totem, un lingam, ou un arbre sacré. C’est le symbole rassembleur de la croix chrétienne. C’est l’autel sur lequel la mort sacrificielle rédemptrice du Christ est reproduite. Les églises et les temples sont orientés autour de la centralité de l’autel. Une pierre d’angle ou la colonne centrale d’un bâtiment est une autre incarnation du centre sacré. L’axe unit en lui-même le symbolisme de la transcendance et du fondement. C’est la colonne qui soutient la « maison de l’Etre ». Le centre rend possible pour l’homme d’habiter dans le monde (le mot anglais home est proche du mot nordique heimr, « monde »), c’est le pôle qui rassemble, unifie et ordonne un cosmos. D’après Eliade, sa contrepartie « temporelle » est le soleil à son zénith – qui pour Nietzsche était un symbole de la révélation de l’unité de l’Etre et du devenir dans l’éternel retour cosmique.

Si la société moderne tourne autour du pôle de l’individu « sacré » et inviolable, chaque ethnos est rassemblé autour d’un axe sacré non-individuel. L’ethnos se voit comme habitant près du centre sacré du monde. C’est la proximité avec ce point d’origine, cette source de puissance et ce pôle d’attraction qui enracine l’ethnos dans un paysage. Il n’est pas primordialement défini par des frontières – par l’exclusion d’un « autre », d’un ennemi –, mais par l’attraction centripète d’un pôle de transcendance.

Chaque civilisation, en englobant plusieurs ethne, est aussi organisée autour d’un pôle, qui forme probablement l’un des pôles de la multipolarité. Dugin dit que le symbole de l’eurasisme, huit flèches jaillissant d’un point central, est un symbole de l’« ethno-centre », un pôle sacré. Les flèches jaillissantes ne sont pas seulement le symbole des ambitions russes d’expansion impérialiste. Elles symbolisent aussi l’origine de la Tradition dans le heartland eurasien, et sa diffusion ultérieure dans le reste du monde. Dugin affirme que « les fouilles en Sibérie de l’Est et en Mongolie prouvent que c’est précisément ici qu’étaient les plus anciens centres de civilisation ». Enfin, dans une touche postmoderne ajoutée, le symbole de l’eurasisme est aussi une « chaosphère », un symbole du chaos inventé par l’auteur britannique de science-fiction et de fantastique Michael Moorcock en 1970, dans son roman The Eternal Champion. C’est probablement une allusion au « logos chaotique » de Dugin, et peut-être aussi à l’« anarchisme de droite » et à sa conception de l’« anarque » souverain.

Chaque ethnos est un « logos ». Comme Heidegger le remarqua fameusement, le mot grec logos (discours) est apparenté au verbe legein, un terme agrarien signifiant « rassembler », « moissonner » (l’ethnos, souvenez-vous, est une société de chasseurs-cueilleurs ou une société agrarienne archaïque). Le logos rassemble tout ce qui a été rendu distinct en étant nommé, incluant les morts et les dieux, dans un seul espace ou « lieu » (Ort). Dans ce sens, la langue est la « maison de l’Etre ». C’est un ordonnancement de l’espace et du temps, inscrivant le paysage et le cycle des saisons en lui-même au moyen d’un calendrier, d’une carte et d’une taxonomie. L’espace, le temps, l’homme et la nature sont rassemblés en une seule figure identique et permanente : un monde. Dugin identifie cette figure à l’ethnos, qui tente de se conserver et de se reproduire en tant que monde, mais pas comme une entité biologique (bien qu’il ne dise pas clairement pourquoi la conservation biologique de la race n’est pas une partie nécessaire de la conservation de l’ethnos en tant que monde). Il identifie aussi l’ethnos à une langue spécifique.

Puisque chaque ethnos est un « logos » – au sens d’une structure de langage, de pensée, et de relations sociales – cela devient la base d’une sorte de relativisme culturel et linguistique. Il n’y a pas seulement l’unique Raison universelle des Lumières occidentales. Il y a de nombreuses « rationalités » valides différentes (bien que la « raison », la « rationalité » et la « logique » soient déjà des déviations du sens originel de « logos »). La quatrième théorie politique rejette l’« hégémonie épistémologique » de l’Occident. Les conceptions occidentales de la Raison, des lumières et de l’« émancipation » ne sont pas le but universel vers lequel l’« humanité » tend consciemment ou inconsciemment, les différences ethniques et culturelles étant vues comme de simples obstacles particularistes à surmonter en cours de route. La domination de la forme occidentale de rationalité tend à exclure toutes les autres formes de rationalité et à nier leur légitimité. Dugin, comme d’autres postmodernistes, veut relativiser le logos occidental comme étant seulement l’un de nombreux logoi possibles, sans aucune prétention légitime à un statut privilégié. La relation entre ces logoi est non-hiérarchique, anarchique, et pluraliste. Dans la mesure où un sujet est une sorte de rationalité, il y a de nombreux types de sujets – pas seulement la version moderne, occidentale et éclairée de l’humanité, définie par la rationalité occidentale. En d’autres mots, Dugin réitère les critiques postmodernes de la culture occidentale, qui sont toutes familières ad nauseam à quiconque a fréquenté une université occidentale. L’hégémonie politique mondiale de l’Occident est fondée sur l’hégémonie de la raison occidentale. La rationalité occidentale (la rationalité technologique) non seulement permit à l’homme occidental de subjuguer son environnement naturel, mais elle permit aussi à l’Occident de subjuguer le reste du monde. Elle força d’autres peuples à choisir entre adopter eux-mêmes le modèle occidental, ou rester des sujets coloniaux de l’Occident.

D’après l’idéologie des Lumières, la raison est universelle, et est la caractéristique définissante de la nature humaine universelle, de l’homme comme animal rationnel. La raison est ce que tous les êtres humains ont en commun, une norme commune sur la base de laquelle les conflits peuvent être neutralisés et arbitrés, et le monde finalement harmonisé. C’est le telos – le but et point final – de l’histoire, et le chemin vers celui-ci est l’illumination universelle progressive, triomphant graduellement des sombres démons et spectres du mythe et de l’irrationalité, et unissant l’humanité au passage. Quand ce but et ce point final idéal sera atteint, le conflit, et donc la politique au vrai sens du terme, cesseront d’exister.

La préoccupation primordiale d’une vision-du-monde multipolaire n’est pas la raison universelle, mais le monde spécifique de chaque ethnos, qui est antérieur à la séparation entre raison et intuition, logos et mythe. Chaque ethnos s’identifie au monde (le cosmos), ou du moins se voit comme le centre du monde, dans la mesure où il croit lui-même habiter à proximité du « centre sacré ». L’ethnos est une société enracinée dans un espace-temps mythique, une géographie sacrée.

En-dehors du cosmos de l’ethnos, il y a seulement un chaos élémentaire, un gouffre, le résidu de la création. Le chaos ne peut pas être éliminé, seulement tenu en respect et circonscrit par une frontière. Le chaos ne peut pas se manifester directement. Il peut seulement se montrer en prenant une figure de forme paradoxale : en se masquant comme un « néant qui est ». Il se saisit ou s’empare d’un individu, qui devient alors son véhicule et sa personnification (comme dans le cas de la possession chamanique, ou de la figure totémique représentant le fondateur de la tribu). Là, les forces sans nom de l’« extérieur » sont socialisées et peuvent s’adresser à la communauté, prenant les personae (les « masques ») de démons, d’esprits, ou de dieux. Par cette personnification, le sacré devient un « sujet » qui peut s’engager dans un échange symbolique avec la communauté. Le chaman ou guérisseur est la figure centrale de la société tribale ou « ethnique », qui communique et arbitre entre l’ethnos et l’au-delà – le royaume sacré des morts, des démons ou des dieux. Le chaman est à la fois une figure liminale et « conservatrice », un gardien qui lutte pour conserver l’ordre cosmique, faisant la guerre aux démons et aux esprits malfaisants de l’extérieur chaotique. Son travail consiste à traiter les diverses crises que l’ethnos et ses membres traversent périodiquement. Le chaman non seulement guérit les individus de la tribu, mais avant tout guérit la tribu elle-même ainsi que le cosmos, les unissant, restaurant l’ordre cosmique fondé sur des frontières sacrées. Il ou elle fait cela en passant d’un plan ontologique à un autre en escaladant l’axis mundi, le pilier sacré, la montagne sacrée ou l’arbre du monde.

Eliade pensait que le chamanisme était né en Eurasie. Eliade voyait aussi le chaman comme une sorte de proto-souverain, au sens où il est capable de magiquement lier et délier. Il occupe une position « liminale » – maîtrisant les crises dans l’ordre normal de la tribu et du cosmos, mais faisant cela seulement dans la mesure où il communique avec l’extérieur extérieur  chaotique. Il possède des traits similaires à ceux qui d’après Carl Schmitt définissent la souveraineté – le pouvoir de suspendre ou de transgresser l’ordre normatif, pas pour le détruire, mais pour le réaffirmer, le préserver de la dissolution et du chaos.

Le chaman accomplit la lutte primordiale permanente, l’activité et le dynamisme qui soutiennent la structure statique de l’ethnos [5]. La dynamique de l’ethnos, cependant, est opposée à la nouveauté. Elle voit tout changement comme une crise, une entropie, érodant la stabilité du cosmos. L’ethnos est intrinsèquement conservateur et antihistorique, au sens où le seul but de son activité est de maintenir l’homéostasie. Il lutte pour maintenir son identité avec lui-même. Son principal souci est l’autoreproduction (à nouveau, ce n’est pas au sens de la préservation biologique et de l’autoreproduction de la race). En se reproduisant, l’ethnos restaure et maintient rituellement l’ordre et l’équilibre du cosmos et le flux de son économie circulaire. Son existence est centrée sur le cycle des saisons, des semences et des moissons, de la naissance et de la mort. Le temps de l’ethnos n’est donc pas linéaire et irréversible (historique), mais récurrent, circulaire et réversible. En utilisant la terminologie d’Armin Möhler, nous pourrions aussi qualifier l’espace-temps non-brisé et holistique de l’ethnos de « sphère » (Kugel). C’est un tout qui n’a pas encore été dissocié en dualismes de temps et d’éternité, de matière et d’esprit, d’homme et de nature, d’individu et de société, etc.

Puisque le temps de l’ethnos est l’éternel retour du même, la mort elle-même n’est pas un événement irréversible. Les âmes des ancêtres reviennent dans leurs descendants. L’individu comme être mortel historiquement unique n’existe pas. Les enfants sont assimilés dans la tribu par l’initiation. Lorsqu’ils sont initiés dans l’âge adulte, ils deviennent des réincarnations de leurs ancêtres. La « personne » existe seulement comme une sorte de masque, une personnification d’un mort. L’individualité n’a pas de sens positif pour l’ethnos. Dans ce sens, l’ethnos est le contraire de la société moderne, dans laquelle l’individu est encouragé à se définir en opposition à la communauté. A la place de l’individu, c’est l’ethnos dans son ensemble qui est l’unité normative, « l’homme ». En d’autres mots, il pourrait être vu comme une sorte de « sujet ».

A ce moment, cependant, on ne pas clairement ce que cela peut avoir à faire avec le Dasein, puisque le Dasein est défini précisément par son historicité, sa finitude, et sa mortalité. Pour Heidegger, les hommes sont, dans leur essence la plus profonde et la plus fondamentale, des mortels. La mortalité du Dasein est primordiale, [elle n’est] pas la conséquence de la perte de foi, du matérialisme ou du nihilisme de l’homme occidental moderne. En un sens, l’essence de l’homme – le Dasein – est sa finitude, et pour Heidegger il est crucial que la finitude n’est pas simplement une caractéristique humaine, mais une partie de l’essence de l’Etre lui-même. Le Dasein, comme finitude, appartient à la structure de l’Etre lui-même, de sorte que la question du Dasein est une étape nécessaire pour approcher la question de l’Etre. Heidegger développe son concept du Dasein non comme une anthropologie philosophique, mais comme une partie de son projet ontologique. Dugin parle du Dasein, mais relativise le terme, le réduisant à un concept anthropologique et le détachant de la question de l’Etre. En faisant cela, Dugin vide en fait le terme de son sens.

En conséquence, Dugin ne parvient pas à comprendre que pour Heidegger, l’essence du nihilisme comme oubli de l’Etre n’est pas simplement une erreur humaine – et encore moins l’erreur seulement de l’humanité occidentale –, mais l’essence se dissimulant à l’Etre lui-même. L’essence du nihilisme n’est pas du tout une chose « créée » par les êtres humains. De plus, seul le nihilisme pleinement réalisé qui coïncide avec la fin de la métaphysique occidentale et avec la domination planétaire de la technologie moderne ouvre la possibilité d’une plus authentique formulation de la question de l’Etre. Contrairement à ce que croient les Traditionnalistes, le nihilisme ne peut être surmonté par un retour à la métaphysique, puisque le nihilisme est lui-même la réalisation finale de la métaphysique. L’essence de la métaphysique est le mouvement de la transcendance (Übersteigen) des êtres par l’Etre. Tous les concepts métaphysiques sont structurés par la différence ontologique fondamentale entre Etre et êtres, c’est-à-dire la transcendance des êtres par l’Etre, par laquelle les êtres sont rassemblés, enracinés, et tenus en suspend par le retrait de l’Etre.

Heidegger dit clairement qu’il ne croyait pas que le nihilisme pouvait être surmonté simplement par un recours aux traditions orientales. Il écrivit : « Je suis convaincu qu’un changement ne peut être préparé qu’à partir du même lieu dans le monde où apparut le monde technologique moderne. Il ne peut pas survenir par l’adoption des … expériences orientales du monde. L’aide de la tradition européenne et une nouvelle appropriation de cette tradition sont nécessaires pour un changement de pensée. La pensée ne sera transformée que par une pensée qui a la même origine et le même destin ». Dans ce sens, la position de Heidegger est considérablement plus sophistiquée que celle de Dugin. Au lieu de cela, Dugin croit que tout ce que nous avons à faire pour sortir du « logocentrisme » et du nihilisme masculin occidental, c’est d’« explorer d’autres cultures, plutôt que l’occidentale, pour tenter de trouver des exemples différents de la philosophie inclusive, des religions inclusives, et ainsi de suite ».

L’historicité (Geschichtlichkeit) du Dasein est fondée sur l’événement (Geschehnis) irréversible et non-répétable que le Dasein lui-même est. Le Dasein est non seulement mortel, mais aussi « natal » (gebürtig). La natalité est l’essence de l’historicité (Geschichtlichkeit). La naissance est un « événement » au sens où ontologiquement, elle est un commencement absolu (même si biologiquement, elle est bien sûr un événement naturel, une partie d’un nœud de causes et d’effets). L’homme a une histoire parce que l’homme – en tant que Dasein – est lui-même de l’histoire, parce qu’il est lui-même un événement. L’existence authentique est en soi de l’histoire, au sens d’une crise, une décision, une discontinuité, une rupture dans le temps.

La mort, pour Heidegger, n’est pas simplement un événement naturel, une conséquence du fait que nos corps font partie du monde naturel et sont conditionnés par ses cycles de croissance et d’entropie. Au contraire, la mortalité de l’homme le sépare (en tant que Dasein) du domaine naturel. Elle a le pouvoir d’arracher le Dasein aux automatismes des relations sociales inauthentiques, du commerce de la vie quotidienne et des impostures de la fausse subjectivité. Heidegger donne à cette existence somnambule et inauthentique le nom de « das Mann » [= l’homoncule]. Das Man n’est pas responsable de son existence. Au lieu de cela, il observe l’existence depuis l’extérieur, comme une sorte de spectacle. Das Man ne se sent jamais « concerné » par la mort, qui concerne toujours « quelqu’un d’autre ». En un sens, « le sujet » – l’humanité abstraite – est das Mann – un ego flottant librement, détaché de l’existence concrète, historique et finie. Etre-vers-la-mort, d’autre part, isole le Dasein, le libère et le fait sortir de l’existence inauthentique. Etre-vers-la-mort est liberté au sens où la relation du Dasein avec le néant est une transcendance, un mouvement allant au-delà de la totalité de tout ce qui existe et peut exister. Le Dasein est libre d’une manière fondamentalement différente du « sujet » de la philosophie idéaliste, un sujet qui est libre parce qu’il est inconditionné. Pour Heidegger, la finitude n’est pas seulement une limite contingente, donnée naturellement, à la liberté, au pouvoir, et à la vie. La finitude de Heidegger est ontologique, pas naturelle. Dans ce sens, sa pensée diffère fondamentalement de celle du traditionalisme, qui voit la mortalité comme caractérisant seulement l’existence inférieure, physique et naturelle de l’homme. La mortalité du Dasein n’est pas « naturelle ». Elle est entièrement différente de la mortalité d’un animal. La finitude du Dasein, être-vers-la-mort, est une liberté et une « transcendance » au sens d’« aller au-delà ». Mais la « transcendance » du Dasein n’est pas la transcendance d’un sujet suspendu au-dessus de l’existence concrète, ou d’un être immortel.

La limite qui isole, ouvre et libère le Dasein n’est pas simplement négative ou privative, mais positive et active – active au sens d’un pouvoir, un mouvement de transcendance qui est aussi une décision et une rupture dans le temps. La limite tend au-delà d’elle-même, vers ce qui transcende, dépasse ou « surmonte ». C’est pourquoi l’individualité du Dasein authentique ne devrait pas être mal comprise comme étant la liberté arbitraire de l’existentialisme, ou l’égoïsme hédoniste de l’individualisme libéral. La finitude du Dasein n’a de sens que comme un problème, une question, une responsabilité. C’est seulement comme responsabilité que l’existence humaine a un sens, qu’elle se transcende. La liberté authentique du Dasein n’est pas non plus une liberté inconditionnée par rapport au temps et à l’histoire, mais est elle-même de l’historicité (Geschichtlichkeit) en tant qu’événement (Geschehnis).

Heidegger verrait l’historicité du Dasein tribal primitif comme existant seulement comme quelque chose de non-développé ou de préconscient. Seul l’homme occidental a une expérience plus profonde de l’essence fondamentalement historique du Dasein en tant qu’événement (Geschehnis), qui correspond à l’Etre en tant qu’événement (Ereignis). Cependant, cette expérience est restée impensée et physiquement non-élaborée, parce que la pensée est restée piégée par les catégories de la métaphysique, du subjectivisme, et de l’humanisme chrétien. Dugin, cependant, tente de relativiser l’idée heideggérienne du Dasein, affirmant qu’il s’applique seulement aux Européens occidentaux. Mais en faisant cela, Dugin montre qu’il est plus un relativiste postmoderne qu’un heideggérien. En donnant une priorité ontologique complète au langage, il vide en fait le concept de Dasein de son sens. Pour Heidegger, l’homme n’existe pas en tant que Dasein parce qu’il a un langage, mais a un langage parce qu’il existe en tant que Dasein. En d’autres mots, l’homme n’a pas une relation avec l’Etre parce qu’il a un langage, mais a un langage parce que l’essence de l’homme est le Dasein, et le Dasein est une relation (ou une responsabilité) vis-à-vis de l’Etre. Le Dasein est ontologiquement antérieur au langage et à la vie sociale. La structure existentielle du Dasein ne peut pas elle-même être déterminée par la structure du langage et de la société. La position de Heidegger est en un sens absolument opposée à celle du relativisme, qui fait de la réalité – incluant l’homme lui-même – entièrement une création de l’homme. Il va sans dire qu’elle est aussi opposée au communisme, qui interprète l’émancipation de l’humanité comme étant une production de l’homme par lui-même.

Puisque l’ethnos, d’après Dugin, ne connait pas le temps irréversible, historique – seulement le temps cyclique, l’éternel retour du même –, il est intrinsèquement opposé non seulement à tout ce qui est nouveau, mais aussi à toutes les formes d’accumulation. L’ethnos détruit (sacrifie) rituellement les ressources accumulées qui pourraient mettre en danger son homéostasie et son équilibre symbolique. Non seulement un déficit de production est vu comme dangereux et problématique, mais un excès de production l’est aussi. En ce sens, son économie est anticapitaliste. Elle interrompt constamment le temps linéaire de l’accumulation. L’accumulation est vue comme une sorte de « culpabilité », comme une dette aux dieux qui doit être remboursée. Sacrifier quelque chose – détruire un excès accumulé – signifie le donner aux dieux. L’ethnos tente de conserver un équilibre social et cosmique, aussi bien  qu’un équilibre entre la société et la nature. La société est naturalisée et la nature est socialisée. Ensemble, elles forment un tout sacré, une économie circulaire ou « circuit ».

L’ethnos, alors, est une forme de communisme pré-historique primordial où le travail est un jeu, et où l’homme vit en parfait accord avec son environnement naturel. C’est une totalité cosmique et sociale écologiquement saine et harmonieuse, un âge d’or avant la chute de l’homme dans l’histoire, un paradis où la force entropique destructrice du temps est vaincue, ou du moins tenue en échec. L’ethnos ne connait pas la tension sociale de la hiérarchie et de la stratification, et il n’y a pas de division du travail, sauf entre les sexes. La relation entre les sexes, cependant, est aussi équilibrée et non-patriarcale. L’espace-temps de l’ethnos, comme nous l’avons noté plus haut, est réversible, et cela vaut aussi pour ses relations sociales. Il n’y a pas de relations asymétriques et hiérarchiques, seulement un équilibre maintenu par l’échange symbolique. En d’autres mots, l’ethnos est une société démocratique et égalitaire (du moins à un niveau symbolique). En tant qu’incarnation de l’âge d’or, il représente la perfection primordiale de l’homme. L’homme de l’ethnos, en d’autres mots, est une sorte de noble sauvage (un concept moderne s’il en fût !) qui peut être opposé à la décadence de la société occidentale depuis la révolution scientifique.

La restauration de cette unité primordiale, mettant fin à l’histoire linéaire et à l’accumulation capitaliste dans un holocauste révolutionnaire, est d’après Dugin la dimension mythique et eschatologique inconsciente du communisme. La révolution abolit le temps linéaire, qui est identifié à l’entropie, à l’accumulation et à l’usure. Dugin pense apparemment que la violence des révolutions communistes devrait être interprétée comme une sorte de destruction sacrificielle de richesse accumulée. L’accumulation capitaliste est un excès qui doit être détruit d’une manière sacrificielle par la liquidation de la bourgeoisie en tant que classe.

L’âge moderne est l’âge des révolutions, mais comme Jünger l’observa, la violence des révolutions – incluant la Terreur de la révolution française – pourrait être interprétée comme un retour des forces élémentaires refoulées sous le masque de la modernité éclairée. De même que les dieux, les esprits et les démons communiquent avec la tribu en se personnifiant dans le chaman, le chaos élémentaire se montre sous le masque, la « persona », du sujet révolutionnaire moderne, supposément rationnel. C’est pourquoi pour Dugin, le seul vrai problème avec le communisme est qu’il ne parvint pas à se comprendre lui-même. Son auto-interprétation, son « cercle herméneutique » doit être brisé. Le communisme fit une erreur concernant le sujet politique. Il voyait la classe, plutôt que l’ethnos archaïque, comme son sujet. Il portait le masque d’une idéologie laïque moderne et progressiste. C’est pourquoi les marxistes ne pouvaient pas comprendre pourquoi des révolutions communistes avaient lieu dans des sociétés agrariennes non-développées, et non, comme Marx l’avait prédit, dans des sociétés industriellement développées comme l’Allemagne.

Le communisme authentique, dit Dugin, est le « national-communisme » (représenté par Staline, par exemple) ou le communisme agrarien (représenté par Pol Pot). Le « national-communisme » (ou « national-gauchisme », comme Dugin l’appelle aussi) est interprété comme une révolte contre le monde moderne occidental, une révolte enracinée dans des traditions ethniques locales. Le national-communisme est un hybride entre la rationalité occidentale du marxisme et la force mobilisatrice des mythes ethniques non-occidentaux. Dugin souligne le « caractère national-communiste des révolutions marxistes victorieuses, reconnaissant des éléments nationalistes comme un facteur et une vertu agissants, apportant à ces révolutions le succès et la stabilité au moyen de récits nationaux archaïques de la mobilisation du marxisme en tant que mythe eschatologique nationalement interprété » (La Quatrième Théorie Politique, p. 128). « Le national-communisme », nous dit Dugin, « régna en URSS, en Chine communiste, en Corée du Nord, au Vietnam, en Albanie, au Cambodge, et aussi dans de nombreux mouvements communistes du Tiers-Monde, du Chiapas mexicain et du Sentier Lumineux péruvien au Parti des Travailleurs kurde et au socialisme islamique » (p. 128). Dans le national-communisme ou national-gauchisme, le marxisme fonctionne comme un cadre philosophique universel qui permet à des mouvements nationaux – locaux par nature – de communiquer les uns avec les autres et « même de revendiquer l’universalité et une portée planétaire ; de se transformer, grâce à la rationalité socialiste réchauffée par le nationalisme, en un projet messianique » (p. 130). Selon lui, « le national-gauchisme pourrait certainement avoir un avenir mondial, dans la mesure où parmi de nombreux segments de l’humanité, les énergies archaïques, ethniques et religieuses sont loin d’être épuisées, quoi qu’on puisse dire des citoyens de l’Occident moderne, éclairé et rationnel » (p. 131). En réalité, l’immigration non-blanche massive en Occident, attirée par son « paradis » ou « âge d’or » terrestre de richesse matérielle, de tolérance religieuse, de modernité, et de généreux systèmes d’aide sociale, a depuis longtemps mis en évidence que les peuples non-blancs ne sont pas les sujets d’une révolte contre la domination mondiale des forces subversives, mais simplement l’un des instruments d’une révolution anthropologique mondialiste, collectiviste et ethnocidaire.

Dugin semble identifier l’Occident blanc à la bourgeoisie, et les peuples non-blancs (ou les Russes dans la mesure où ils ne sont pas « pleinement blancs ») au sujet révolutionnaire. Il pense que la première révolution communiste victorieuse eut lieu en Russie parce que l’« ethnos » avait conservé ici davantage de vitalité primitive que dans l’Occident moderne (souvenez-vous, Dugin voit les Russes comme non-blancs, un mélange de sang slave, turcique et mongol). Son concept d’ethnos lui permet d’interpréter l’arriération de la Russie comme un trait positif, plutôt que comme une source de honte. Il devient évident que le chauvinisme russe de Dugin est une surcompensation de ce qui est en réalité un complexe d’infériorité collectif. L’arriération de la Russie est interprétée comme la preuve qu’elle a réussi à repousser l’infection des « maux » de la modernité occidentale. La révolution communiste fut dans son essence une révolte de l’ethnos russe eurasien contre les élites favorables à l’Occident. Le bolchevisme fut une « re-asiatisation » de la Russie. Au lieu de prendre l’Occident moderne comme norme, ce qui ne peut conduire qu’à dévaluer l’histoire de la Russie et d’autres nations non-occidentales comme étant marginale et arriérée, Dugin veut inverser la relation, restaurant l’Eurasie à la dignité de « centre sacré » et marginalisant l’Occident comme étant sa « périphérie profane ».

Dugin assigne un rôle central et messianique à la Russie, analogue au rôle messianique que les révolutionnaires conservateurs allemands assignaient à l’Allemagne comme centre sacré ou axe de l’Europe. L’Eurasie n’est pas seulement un lieu des grandes décisions géopolitiques de notre époque, c’est aussi un centre sacré dans le sens d’un point de croisement, crucial, une intersection et un médiateur entre Orient et Occident, Europe et Asie. Un rôle similaire est assigné à l’Iran, à la Hongrie et à la Turquie comme médiateurs eurasiens entre l’Orient et l’Europe. Les eurasistes se déclarent proches du Parti des Travailleurs Turcs, et la Turquie est vue par les eurasistes comme faisant partie de l’Europe pour des raisons purement géopolitiques.

L’un des associés italiens de Dugin, Claudio Mutti, lui-même converti à l’islam, dit que l’occupation massive du territoire allemand par les immigrants turcs serait un facteur positif en favorisant l’intégration de la Turquie et de l’Allemagne dans un empire eurasien commun [6]. Cela pourrait être relié à l’idée que les Russes sont un mélange de sang slave et turcique. Ou il se pourrait qu’ici, comme cela semble être la règle pour les eurasistes, les considérations géographiques et géopolitiques recevant la priorité complète par rapport aux facteurs raciaux, au point de nier complètement ces derniers.

Nous voyons les implications de la conception de Dugin selon laquelle l’ethnos est constitué non par la race ou par l’histoire, mais par un espace. Ici, pour quelque raison, Dugin n’est soudain plus un constructiviste social. Le déterminisme géopolitique est substitué au déterminisme racial ou matérialiste historique. Les facteurs géopolitiques sont vus comme étant plus décisifs que les facteurs raciaux et économiques. Le nationalisme racial est rejeté comme étant « utopique » ou « réactionnaire ». La question de la race n’est pas vue comme étant d’une importance critique et décisive – ce qui détermine la distinction entre ami et ennemi ; ce qui est décisif pour les eurasistes, c’est le combat contre l’Occident.

Cette priorité complète donnée au sol aux dépens du sang rend l’intérêt de l’eurasisme pour les nationalistes européens aujourd’hui – pour qui l’immigration est la question existentiellement décisive – très douteux. L’occupation massive du sol européen par des immigrants africains et moyen-orientaux ne fait pas d’eux des Européens et ne le fera jamais. Ce n’est pas seulement parce qu’ils manquent d’une relation profonde avec le sol et les traditions européens, mais aussi parce qu’ils sont racialement étrangers. Les Noirs et les Arabes en Europe peuvent être « occidentalisés », mais cela signifie seulement mondialisés, c’est-à-dire américanisés. L’Homo Americanus est le type « humain » normatif de l’âge postmoderne. Le commentaire d’Evola sur l’Amérique à la fin de Révolte contre le monde moderne demeure valable : l’individualisme américain, privé de tout point de référence transcendant, conduit fatalement à un collectivisme et à une promiscuité raciale qui sont un équivalent spontané du collectivisme soviétique.

Dugin tente d’interpréter la vision marxiste profane et linéaire de l’histoire en termes de temps cyclique et mythique, transformant la révolution politique communiste en une révolution cosmique cyclique, un retour à un âge d’or utopique. De même qu’il tente de traduire le temps historique en temps mythique, il tente de traduire l’espace géopolitique en géographie sacrée. Dans le récit eurasiste manichéen et fleurant quelque la propagande, l’Orient est le paradis (l’Eden) et l’Occident est l’enfer :

« La géographie sacrée, sur la base du ‘symbolisme spatial’, considère traditionnellement l’Orient comme la ‘terre de l’Esprit’, la terre du Paradis, la terre de la plénitude, de l’abondance, le ‘pays sacré des origines’, dans sa forme la plus complète et la plus parfaite. (…) L’Occident a la signification symbolique inverse. C’est le ‘pays de la mort’, le ‘monde sans vie’ (…) L’Occident est ‘l’empire de l’exil’, le ‘gouffre des damnés’, selon l’expression des mystiques musulmans. L’Occident est l’‘anti-Orient’, le pays de la (…) décadence, de la dégradation, de la transition du manifesté au non-manifesté, de la vie à la mort, de la plénitude au besoin, etc. »

De plus, l’Occident est un pôle d’attraction attirant magnétiquement vers lui les éléments décadents :

« Le long de l’axe Orient-Occident s’étiraient les peuples et les civilisations possédant des traits hiérarchiques – plus près de l’Orient se trouvaient ceux qui étaient plus proches du Sacral, de la Tradition, de la richesse spirituelle. Plus près de l’Occident, ceux qui avaient un esprit plus décadent, plus dégradé et agonisant. (…) la géographie sacrée affirme d’une seule voix la loi de l’‘espace qualitatif’, dans lequel l’Orient représente ‘l’ontologique plus’ symbolique, et l’Occident ‘l’ontologique moins’. D’après la tradition chinoise, l’Orient est Yang, le principe mâle, brillant, solaire, et l’Occident est Yin, le principe femelle, sombre, lunaire. (…) L’Orient géopolitique représente par lui-même l’exacte opposition à l’Occident géopolitique. (…)

 

A la place de la ‘démocratie’ et des ‘droits de l’homme’, l’Orient gravite autour du totalitarisme, du socialisme et de l’autoritarisme, c’est-à-dire autour de divers types de régimes sociaux, dont le seul trait commun est que le centre de ces systèmes n’est pas ici l’‘individu’, ‘l’homme’ avec ses ‘droits’ et ses ‘valeurs individuelles’ particulières, mais quelque chose de supra-individuel, de supra-humain – que ce soit la ‘société’, la ‘nation’, le  ‘peuple’, l’‘idée’, la ‘weltanschauung’, la ‘religion’, le ‘culte du chef’, etc. L’Orient a opposé à la démocratie libérale occidentale les types les plus variés des sociétés non-libérales, non- individualistes – de la monarchie autoritaire à la théocratie ou au socialisme. De plus, d’un point de vue purement typologique, géopolitique, la spécificité politique de tel ou tel régime était secondaire en comparaison avec la division qualitative entre l’ordre ‘occidental’ (=  ‘individualiste-mercantile’) et l’ordre ‘oriental’ (= ‘supra-individualiste-basé sur la force’).  Des formes représentatives d’une telle civilisation antioccidentale ont été l’URSS, la Chine communiste, le Japon jusqu’en 1945 ou l’Iran de Khomeiny. »

(Extraits de Alexandre Dugin, “From Sacred Geography to Geopolitics [7]”)

Ici, Dugin s’écarte complètement du traditionalisme en confondant la force brute avec l’autorité supra-individuelle, dans ce qui revient à une inversion de la doctrine traditionnelle de l’autorité, dans une sorte de culte de la force matérielle (« la force prime le droit »). Il dévie aussi complètement du traditionalisme en interprétant les formes communistes de totalitarisme et de collectivisme, ainsi que le collectivisme non-stratifié et non-hiérarchique des sociétés primitives, comme étant « supra-individuelles » et transcendantes. Evola, qui ne prôna jamais le totalitarisme (qu’il considérait comme un phénomène terminal), voyait le totalitarisme et le collectivisme comme étant à l’opposé du supra-individuel et du transcendant – comme étant sub-personnel et indifférencié (voir Révolte contre le monde moderne, chapitre 37).

Ernst Jünger, dans sa période nationale-bolchevik et nationale-révolutionnaire, pensait que non seulement l’individualisme bourgeois, mais aussi la seconde face de la même pièce de monnaie, le collectivisme informe des masses serait surmonté par l’émergence d’un nouveau « type » d’homme, qu’il appelait « le Travailleur », qui serait capable de maîtriser les forces mobilisées par la technologie moderne. Mais Dugin adopte simplement, en l’inversant, la réduction libérale de Popper du fascisme et du communisme au terme unique de « totalitarisme », réduisant radicalement des mouvements hétérogènes à une même chose, simplement parce qu’ils rejettent le libéralisme. En ce sens, il interprète en réalité le fascisme non tant du point de vue de la gauche que du point de vue du libéralisme.

D’un point de vue traditionaliste, de plus, le nationalisme, le fascisme et le national-socialisme sont des phénomènes négatifs dans la mesure où ils demeurent collectivistes, c’est-à-dire dans la mesure où les forces élémentaires de la race restent à un niveau purement matériel et humain, et ne sont pas purifiés par leur intégration avec une dimension spirituelle. D’une manière analogue, le rejet traditionaliste de l’individualisme bourgeois n’est pas un rejet de la valeur de l’individu en tant que tel, mais seulement de son détachement d’un point de référence transcendant et de sa réduction à un plan purement humain et matériel.

L’ethnos, alors, n’est pas ce que les traditionalistes comme Evola appellent une société traditionnelle solaire. De plus, étant donné que l’ethnos est dans son essence a-historique et manque d’une relation à l’autre, Dugin n’a pas suffisamment clarifié comment cet ethnos peut être un sujet politique et historique. On ne voit pas non plus clairement comment Dugin propose d’unir le concept heideggérien du Dasein comme historicité à la position antihistorique du traditionalisme. Il a cependant proposé un autre sujet politique et historique possible : la civilisation.