Notes sur Moïse l’Egyptien, Partie 2

2,182 words

John Spencer [1]

John Spencer

English original here [2]

Note de l’Auteur :

A cause des réponses positives – online tout comme offline – à ma première série de notes [3], j’ai décidé de continuer les séries jusqu’à ce que j’aie terminé Moïse l’Egyptien [4]. Ensuite nous discuterons les livres ultérieurs d’Assmann : The Price of Monotheism [5], Of God and Gods: Egypt, Israel, and the Rise of Monotheism [6], Religio Duplex: How the Enlightenment Reinvented Egyptian Religion [7], et le livre à paraître From Akhenaten to Moses: Ancient Egypt and Religious Change [8]. J’ai décidé de nommer ce projet le Assmann Seminar, bien que dans le futur j’étendrais peut-être cette étude pour traiter d’autres auteurs liés à ce sujet. 

Dans le chapitre 3 de Moïse l’Egyptien, Jan Assman passe de l’antiquité au XVIIe siècle, examinant les écrits de l’hébraïste anglais John Spencer (1630-1693) et du Platonicien de Cambridge Ralph Cudworth (1617-1688), qui parvinrent tous deux à reconstruire des éléments authentiques du rituel et de la théologie des Egyptiens sans aucune connaissance de  la langue égyptienne, en se basant entièrement sur des lectures habiles de sources bibliques et  gréco-romaines. La Bible affirme que Moïse fut éduqué dans la sagesse ésotérique des Egyptiens, et Spencer et Cudworth visaient à la dévoiler.

Au XVe siècle, un intérêt renouvelé pour la religion égyptienne fut suscité par la réintroduction de deux ouvrages datant de l’antiquité tardive : le Corpus Hermeticum (une  collection de textes grecs et latins des Ier et IIe siècles de l’ère chrétienne censés révéler des éléments de la théosophie de l’ancienne Egypte) et le Hieroglyphica, un traité excitant mais principalement faux sur les hiéroglyphes attribué à Horapollon, un prêtre égyptien du Ve siècle de l’ère chrétienne dont le temple consacré à Isis et Osiris fut détruit par les chrétiens, qui le forcèrent sous la torture à se « convertir » au christianisme.

Les textes hermétiques étaient censés présenter la sagesse ésotérique des très anciens  Egyptiens, avant l’époque de Moïse. Mais en 1614, le classiciste Isaac Casaubon (1559-1614) prouva que le Corpus Hermeticum était un produit de l’antiquité gréco-romaine. C’était une tâche facile et assez évidente, bien sûr, puisque les textes hermétiques sont écrits en grec et en latin. Mais même si les idées contenues dans ces textes pouvaient être beaucoup plus anciennes que leur présentation grecque et latine, Casaubon mina cependant la conviction très répandue que les textes hermétiques contenaient des doctrines datant d’avant Moïse.

Au XVIIe siècle, cependant, John Spencer et Ralph Cudworth reprirent tous deux la tâche de reconstruction de la religion égyptienne, Spencer se concentrant sur ses aspects rituels exotériques, et Cudworth sur ses enseignements théologiques et philosophiques ésotériques. En se basant sur sa reconstruction de la théosophie égyptienne, Cudworth montra d’une manière très convaincante que le Corpus Hermeticum contient les mêmes doctrines.

L’aspect le plus excitant de ce chapitre est que Assmann, l’un des plus grands égyptologues de notre époque, affirme réellement que Spencer et Cudworth et leurs nombreuses sources de l’antiquité tardive avaient fondamentalement raison. Même s’ils n’avaient aucune connaissance de la langue égyptienne, leurs vues correspondent étroitement aux textes égyptiens de grande antiquité, prouvant l’existence d’une authentique tradition qui véhicula les enseignements théosophiques de l’Ancienne Egypte à travers l’antiquité gréco-romaine, parvenant jusqu’au monde moderne.

Dans cette série de notes, je vais traiter de Spencer. Dans la série suivante, je discuterai de Cudworth.

John Spencer était un hébraïste anglais et Maître du Corpus Christi College, Cambridge. En  1685, il publia un ouvrage en trois volumes, De Legibus Hebraeorum, Ritualibus et earum Rationibus (Les Lois et Rituels hébraïques, et leur raison d’être). L’approche de Spencer pour comprendre la loi rituelle était historique. D’après l’enseignement chrétien, les premiers Dix  Commandements étaient de valeur éternelle, mais les 603 commandements qui les suivirent concernaient l’Ancienne Alliance et furent donc suspendus par la Nouvelle Alliance du  Christ. Spencer, par conséquent, se sentait le droit d’expliquer la loi rituelle en la relativisant d’après son contexte historique. En faisant cela, Spencer créa un ouvrage qui ouvrit la voie à l’égyptologie moderne et à la religion comparative et reconstruisit de manière précise des  éléments de la religion égyptienne. Assmann dit aussi que Spencer anticipa l’idée de Johann Gottfried von Herder [9] selon laquelle des accomplissements culturels particuliers doivent être compris selon le « Zeitgeist » [= « esprit du temps »] historico-culturel global, forgeant même l’équivalent latin genius secoli (p. 71).

La thèse de Spencer était que la loi rituelle des Hébreux venait des Anciens Egyptiens de deux  manières.

  1. Beaucoup de lois rituelles furent atteintes par l’« inversion normative » de la religion égyptienne, signifiant que les Juifs profanèrent simplement ce que les Egyptiens tenaient pour sacré, par exemple en sacrifiant des béliers (l’animal sacré d’Amon) et des taureaux (l’animal sacré d’Osiris).
  2. Certains matériels rituels, tels que l’Arche d’Alliance, les cherubim, et la plaque pectorale du Grand Prêtre, furent simplement adaptés d’après les Egyptiens.

Assmann dit que l’approche de Spencer fut influencée par le philosophe juif médiéval Moïse  Maimonide (1135-1204), qui dans son Guide des Egarés chercha à offrir une explication rationnelle de la loi rituelle hébraïque en l’opposant à celle des « Sabéens » païens, nom historique d’un peuple peu connu présenté par Maimonide comme une religion polythéiste pré-mosaïque fictionnelle, dont Maimonide construisit les principes en prenant la loi juive comme une inversion normative de la loi sabéenne. Spencer remplaça les Sabéens comme « type idéal » du polythéisme par les Egyptiens historiques.

Assmann donne trois exemples de l’interprétation par Spencer de la loi rituelle hébraïque comme des inversions normatives des rites égyptiens :

  1. Le sacrifice de l’agneau pascal est une profanation de l’animal sacré d’Amon, le bélier. La première version connue de cette interprétation se trouve dans Tacite.
  2. L’interdiction de « cuire le chevreau dans le lait de sa mère » fut basée sur l’inversion  normative d’un rite de fertilité appliquant précisément ce rituel. On ne sait pas clairement s’il y avait réellement une version égyptienne de ce rite, mais une version  existait en Espagne. Les chevreaux étaient cuits dans le lait non pour être mangés, mais en vue de verser le lait sur les arbres et la terre pour favoriser la fertilité.
  3. L’interdiction des lamentations en offrant les premiers fruits de la moisson à Dieu se réfère au rite égyptien de lamentation d’Osiris, le dieu dont la mort fertilisait la terre, qui ressuscitait dans les récoltes, et dont on doit se souvenir dans la moisson.

D’après Spencer, le principal but de ces inversions normatives de la loi rituelle n’était pas simplement le désir de profaner les rites égyptiens par haine, mais plutôt de construire une identité nationale nouvelle et distincte en brisant les liens des Israélites avec l’Egypte. La force de ces liens est indiquée par l’épisode du Veau d’Or, qui était une image du Bœuf Apis, l’animal sacré d’Osiris. Moïse non seulement détruisit le Veau d’Or, mais ordonna le  massacre de 3.000 de ses adeptes – n’incluant pas son frère Aaron, qui avait fabriqué le veau. Puis vint la loi rituelle, avec ses inversions normatives des rites égyptiens.

Cependant, la loi rituelle contient encore des éléments égyptiens tels que l’Arche d’Alliance et les cherubim, que Spencer interpréta correctement comme modelés sur un cercueil  égyptien, ce qui était une hypothèse inspirée parce qu’il n’avait probablement jamais vu de cercueil correspondant à la description de l’Arche. L’Arche et ses cherubim sont souvent représentés comme suit :

ark_of_the_covenantSmall2w [10]

Ci-dessous le sarcophage de Toutankhamon, enveloppé des ailes protectrices de quatre déesses tutélaires :

tutsarcophagus [11]

Spencer est ingénieux en expliquant pourquoi la loi rituelle inverse certains rites égyptiens tout en en préservant d’autres. Il illustre son approche fondamentale en citant Isidore de  Pelusium (Ve siècle EC) : « …il n’y a qu’un unique législateur de l’Ancien tout comme du Nouveau Testament, qui donna les lois sagement et en respectant les circonstances temporelles » (cité dans Assmann, pp. 70-71). La loi rituelle doit être comprise en relation avec les circonstances historiques. L’inversion normative fut appliquée aux traits essentiels de la religion égyptienne, c’est-à-dire les dieux, afin de détourner les Israélites de ceux-ci. Mais pour rendre la nouvelle religion visible et intelligible pour le peuple, il était permis de conserver certains signes extérieurs égyptiens, convenablement traduits dans le nouveau contexte. Les deux approches semblent sages à la lumière du contexte historique et du but ultime de la législation de Moïse.

L’un des principaux concepts de Spencer est l’« adaptation ». L’idée de base est que notre réceptivité aux idées est conditionnée par notre situation historique, notre niveau de connaissance, nos facultés innées, etc. Ainsi, si nous souhaitons communiquer un enseignement, nous devons l’« adapter » à notre audience. L’adaptation peut avoir lieu « horizontalement », entre des cultures, un processus que Spencer appelle « réception » et « traduction » d’une culture à une autre. Et l’adaptation peut impliquer le processus « vertical » d’« enculturation », par lequel des vérités objectives (incluant des révélations divines) deviennent intelligibles à un peuple en prenant des formes culturelles existantes. Avec l’Arche et les cherubim, la nouvelle religion s’adapte au peuple, « enculturant » son message dans une forme concrète qui est « traduite » à partir de la culture égyptienne.

L’idée de l’adaptation culturelle/historique des idées conduit tout naturellement à la notion que la loi rituelle hébraïque a deux significations : une signification intérieure, qui est vraie en soi, et une signification extérieure, qui est adaptée à l’époque et aux circonstances. La signification intérieure est intellectuelle, l’extérieure est plus adaptée aux sens et au domaine physique. Spencer affirme que la loi rituelle a deux significations :

  1. La signification exotérique/charnelle est adaptée aux sens et au monde matériel et a le but temporel de guérir le peuple de l’idolâtrie, le séparant de l’Egypte, et annonçant une identité et une conscience nationales distinctes.
  2. La signification ésotérique/spirituelle est de transmettre des vérités universelles à ceux qui sont capables de les comprendre.

Les Juifs tout comme les Chrétiens acceptent l’idée que la loi a une signification intérieure.

  1. Les Juifs affirment que la signification intérieure de la loi consiste en « vérités célestes » concernant le ciel.
  2. Les Chrétiens affirment que la signification intérieure de la loi, et de l’Ancien Testament en général, consiste en préfigurations de la vie de Jésus.

Spencer suggère que les significations intérieures de la loi incluent :

  1. « des images de choses célestes » (« vérités célestes » juives)
  2. « certains secrets philosophiques »
  3. « des images des mystères évangéliques »
  4. « des secrets moraux »
  5. « des secrets historiques qui pourraient être cachés sous l’apparence de rites mosaïques » (cité à la p. 78)

Spencer cite l’historien chrétien Eusèbe de Césarée (IIIe au IVe siècle de l’EC) :

« Moïse ordonna à la plèbe juive de pratiquer tous les rites qui étaient inclus dans les paroles de leurs lois. Mais il souhaitait que les autres, dont l’esprit et la vertu étaient plus forts puisqu’ils étaient libérés de cette forme extérieure, s’accoutument à une philosophie plus divine et supérieure à l’homme ordinaire, et pénètrent avec l’œil de l’esprit dans la signification supérieure des lois. » (p. 78)

Spencer affirme que ce double exposé de la vérité est d’origine égyptienne, et il offre à l’appui des citations de Plutarque, Origène et Clément d’Alexandrie.

Plutarque : « Les rites sacrés [des Egyptiens] n’instituent rien de contraire à la raison, rien de fabuleux, rien qui sente la superstition, mais ils contiennent dans leurs recoins une certaine  doctrine éthique et utile d’aperçus philosophiques ou historiques. » (p. 78)

Clément : « …tous les théologiens, barbares et grecs, dissimulaient les principes de la réalité et ne transmettaient la vérité qu’au moyen d’énigmes, de symboles, d’allégories, de métaphores, et de tropes et de figures similaires. » (p. 79)

Spencer conclut donc qu’il est approprié « de soutenir que Dieu donna aux Juifs une religion qui n’était charnelle que dans son frontispice mais divine et merveilleuse dans son intérieur, afin d’adapter ses institutions au goût et à l’usage de l’époque de crainte que sa Loi et son culte ne semblent manquer de toute chose transmise au nom de la sagesse ». (p. 79)

Spencer déclare aussi : « Les Egyptiens indiquaient le logos vraiment sacré, qu’ils gardaient dans le sanctuaire le plus profond de la Vérité, par ce qu’ils appelaient adyton, et les Hébreux au moyen du rideau [le voile du temple]. Par conséquent, en ce qui concerne la dissimulation, les secrets des Hébreux et des Egyptiens sont très similaires les uns aux autres » (p. 79). C’est une déclaration très ambigüe, car si les secrets sont « très similaires » seulement dans la mesure où cela « concerne la dissimulation », cela laisse ouverte la possibilité que des secrets très différents soient dissimulés.

Mais le langage de Spencer laisse entendre que les secrets sont peut-être très similaires. Peut-être même identiques. En d’autres mots, une autre forme de la thèse de l’« unité transcendante des religions ». Cette idée fut promue par les lecteurs de Spencer au XVIIIe siècle, de nouveau avec le but de saper l’intolérance du monothéisme biblique. Mais elle se fonde sur la même incohérence intellectuelle que d’autres tentatives pour faire entrer le monothéisme biblique dans un pluralisme plus grand et plus tolérant : on ne peut affirmer que la religion juive est la même que la religion égyptienne qu’en rejetant comme fausse la prétention du Dieu juif à être le seul vrai Dieu.