La philosophie de Collin Cleary

[1]5,970 words

English original here [2]

Note de l’auteur :

L’essai suivant est mon Introduction éditoriale à la nouvelle anthologie de Collin Cleary What is a Rune? and Other Essays  [Qu’est-ce qu’une rune ? et autres essais] à paraître chez Counter-Currents.

Ce volume de Collin Cleary est la suite très attendue de Summoning the Gods [L’Appel aux dieux], son premier recueil d’essais, publié en 2011. Comme on pouvait s’y attendre, le  présent recueil développe les idées rencontrées dans Summoning the Gods, mais ces nouveaux essais (tous ont été écrits durant les trois dernières années) donnent la preuve d’un authentique développement intellectuel. A mon avis, et d’après celui de l’auteur, ils sont philosophiquement plus sophistiqués que l’ouvrage précédent de Cleary. Et ils ont plus d’unité que les essais du recueil précédent. En effet, dans ce nouveau volume nous voyons l’esquisse d’une philosophie cohérente – quelque chose approchant de ce qu’on appelait habituellement, jadis, un « système philosophique ». Alors qu’il y en avait seulement des traces dans Summoning the Gods. Cette introduction tente de fournir aux lecteurs un bref guide à ce « système », tissant ensemble les différent fils que l’on trouve dans ces neuf essais uniques.

Comme dans Summoning the Gods, les principales influences philosophiques sur Cleary sont G. W. F. Hegel et Martin Heidegger, particulièrement ce dernier. Il y a à peine une page dans le présent volume qui ne soit pas marquée par l’influence de Heidegger. En fait, l’un des essais inclus ici est une introduction à sa pensée. Et c’est peut-être bien la meilleure introduction brève en langue anglaise aux idées de ce philosophe d’accès notoirement difficile.

Dans Summoning the Gods, Cleary soulignait que nous avions besoin de l’« ouverture aux dieux » qui, disait-il (s’inspirant à nouveau de Heidegger), était fondée sur l’« ouverture à l’Etre ». Dans l’essai (le plus important des premiers écrits de Cleary) qui a donné son titre au volume, il disait que c’est dans l’émerveillement face à l’Etre que l’on a l’intuition des dieux. Cette idée est également centrale dans les essais du présent volume.

Si l’exploration par Cleary de ce que cela signifierait de connaître les dieux ou de revenir à la croyance en eux a un intérêt pour les néo-païens de toutes sortes, sa propre allégeance va à la tradition germanique de ses ancêtres. Cependant, il y avait relativement peu de discussion réelle des sources germaniques dans Summoning the Gods. Le présent volume fouille beaucoup plus profondément dans les Eddas, avec des essais couvrant la cosmologie et l’anthropogenèse germaniques. En vérité, chaque essai du présent volume traite de la tradition germanique, envisagée au sens large : non seulement les runes et les deux Eddas, mais aussi Hegel et Heidegger, ainsi que Oswald Spengler, Henrik Ibsen, et d’autres. Ce volume contient aussi l’essai de Cleary « Ásatrú and the Political » [Ásatrú et le politique], où il dit que la dévotion envers la tradition germanique implique ce qui est maintenant appelé le « nationalisme blanc ». Cet essai s’avéra si sujet à controverse que les païens « antiracistes », manifestement à court d’arguments, se lancèrent dans une campagne de harcèlement et d’intimidation de 18 mois, incluant le lancer d’une brique et d’une bombe à peinture par la fenêtre de mes voisins du dessous.

Une autre préoccupation que le présent volume partage avec le précédent est le concept de « pensée mytho-poétique ». En fait, cette idée fournira une sorte de lien qui peut aider à nous guider à travers ces essais et nous permet de voir leur unité. La pensée mytho-poétique est la préoccupation centrale de l’essai qui est au début du volume, et qui lui a donné son titre, « Qu’est-ce qu’une rune ? ». Ce texte fut à l’origine un discours prononcé lors de la réunion de la Rune-Gild [Guilde Runique] à l’automne 2011, durant laquelle Cleary et plusieurs autres furent faits Maîtres de la Guilde. Dans cet essai, Cleary comprend les runes comme des exemples de ce que le philosophe italien Giambattista Vico (1668–1744) nommait des « universaux imaginatifs » : des symboles concrets désignant toute une classe de phénomènes (par opposition aux « universaux intelligibles », qui emploient des concepts abstraits plutôt que des symboles). Cleary écrit que nos ancêtres « voyaient littéralement le bétail [Fehu] » comme plus que du bétail ; comme une manifestation d’un principe fondamental ou d’une force fondamentale à l’œuvre dans l’univers. Pour chaque rune, nos ancêtres prenaient un certain trait de leur « monde de vie » (un terme que Cleary emprunte à la phénoménologie de Husserl) et le comprenaient pour « représenter » ou pour exprimer quelque chose de plus général ou de plus fondamental.

Le problème, cependant, est que nous avons perdu ce monde de vie – et les Maîtres des Runes de jadis ne nous ont laissé aucun exposé clair de la signification des runes. La reconnaissance de cela par Cleary représente, en tous cas, un rejet de l’approche qu’il avait adoptée dans des essais antérieurs comme « Notes philosophiques sur les runes », qui dépendaient lourdement des interprétations brillantes mais parfois hautement spéculatives d’Edred Thorsson sur les runes. La conclusion de cet essai est un peu morose. Puisque nous avons perdu le monde de vie de nos ancêtres, si les runes ne nous parlent plus directement, si elles requièrent une interprétation « philosophique » qui tâtonne largement dans l’obscurité, alors il semble que nous ne pourrons jamais retrouver leur signification.

Le problème spécifique de la réappropriation du sens des runes n’est pas résolu dans ces pages. Et cela ramène Cleary au problème qu’il a rencontré depuis le début : la question de savoir si nous pourrions être capables – d’une manière ou d’une autre – de retrouver la mentalité de nos ancêtres ; de commencer à voir le monde comme ils le voyaient. Si cela était possible, alors peut-être que les runes – et les mythes, et les dieux – pourraient nous parler à nouveau. Mais est-il possible d’entrer à nouveau dans leur monde de vie – ou, peut-être, de vivre et de penser comme si ce monde de vie était le nôtre ? Dans le présent volume, Cleary fait des progrès considérables dans le traitement de ce problème plus fondamental. Il commence par reconnaître que si nous voulons retrouver le chemin du monde de nos ancêtres, nous devons d’abord savoir ce qu’est un « monde ».

Ainsi, son essai « Le Quadruple » commence par la tentative de Cleary de retrouver ce que Heidegger appellerait le sens originaire du mot « monde ». Le terme lui-même est germanique, et vient du vieil-anglais weorold: wer, qui signifie « homme » + eald, signifiant « âge ». Donc ce « monde » signifie littéralement « âge de l’homme » (ici et dans tout le volume, Cleary suit Heidegger dans l’utilisation de l’étymologie comme outil philosophique). Notre monde n’est pas la nature ou la planète : il est tout cela tel que nous le connaissons et l’interprétons. Nos ancêtres vivaient dans un monde – un « âge de l’homme » – qui était une réponse de l’esprit des gens de notre peuple à leurs circonstances et à leur environnement. Cette réponse fut sous la forme de la « pensée mytho-poétique », mais Cleary reconnaît que ce terme est en fait trompeur ; que ce dont nous parlons vraiment n’est pas tant une forme de « pensée » qu’une manière d’être-au-monde. Comme un premier pas vers la compréhension de la manière d’être-au-monde de nos ancêtres, Cleary explore la phénoménologie de l’« habitation » (Wohnen) de Heidegger, ce que le philosophe allemand considère comme l’Etre des êtres humains.

Heidegger comprend l’habitation sous l’angle de quatre moments ou aspects : la terre, le ciel, les dieux, et les mortels. Cleary avertit ses lecteurs qu’il adapte librement (mais ne déforme pas, doit-on ajouter) l’exposé de Heidegger. Dans la version de Cleary de la quadrité  heideggérienne, la terre fournit un abri mais dissimule aussi. Nous vivons sur elle, mais nous regardons vers le ciel comme un symbole de nos aspirations. La terre et le ciel sont des horizons ultimes où tout apparaît pour nous. Cette idée est déjà présente dans « Qu’est-ce qu’une rune ? », où Cleary dit que les runes Ingwaz et Tiwaz représentent la terre et le ciel, respectivement. Et dans les horizons de la terre et du ciel tous les autres symboles runiques apparaissent (Bétail, Bœuf, Chariot, Torche, Grêle, Moisson, Elan, Soleil, Cheval, Jour, etc.). L’exception est Ansuz, la rune du dieu, la rune d’Odin. C’est un troisième « horizon », celui de l’étrange.

Nous faisons sortir les choses (et, en fait, nous-mêmes) de la terre, de la dissimulation et nous les faisons entrer dans la lumière du ciel. Dans la lumière solaire révélant cette suppression de la dissimulation, nous nous efforçons de monter vers le ciel (un symbole universel), vers la vérité et l’accomplissement de l’idéal. L’idéal – ou les idéaux – sont les dieux ; les vérités éternelles qui donnent un sens à la vie. Comme le déclare Cleary dans le premier essai « Summoning the Gods », nous sommes frappés d’émerveillement devant ces constantes, précisément parce qu’à la différence d’elles, nous sommes mortels. La reconnaissance que mon existence est flottante et précaire est elle-même une occasion d’émerveillement – et de crainte. Et cela me permet de m’émerveiller devant l’Etre de tout le reste.

Cleary remarque que cette quadrité de la terre, du ciel, des divinités et des mortels fonde un certain nombre de complexes de symboles et d’idées. Ingwaz, Tiwaz et Ansuz ont déjà été mentionnées. Sur la dyade de la terre et du ciel nous pouvons aussi, bien sûr, fonder le chtonien et l’ouranien. Et la matière et l’esprit ; la matière et la forme ; le féminin et le masculin. On considère universellement que le ciel et son soleil sont vérité, ouverture, bonté, liberté, l’idéal. Et que les divinités ont une certaine relation avec le ciel, habitant près de lui (sur le sommet d’une montagne ou dans un haut-lieu) ou au-delà de lui (comme dans le cas du « ciel » judéo-chrétien). La terre est obscurité, sommeil, mort, imperfection, nécessité naturelle, l’inconscient (et curieusement, il y a un lien entre la plupart de ces « aspects terrestres » et ce que la lune a toujours symbolisé – la lune qui règne sur nous, bien sûr, seulement quand le soleil s’est caché et que le ciel est sombre).

L’habitation humaine, pour Heidegger, doit être dans cette intersection entre terre, ciel, divinités et mortels. Cette habitation est un mode dynamique d’être, dans lequel les mortels « reçoivent le ciel » et « sauvent la terre ». Mais Cleary cite Heidegger disant que ce « sauvetage » signifie en fait « libérer une chose en la rendant présente à elle-même ». Les mortels sortent les choses de la dissimulation et les rendent présentes d’une multitude de manières – par la science, la philosophie, l’art, la religion, la poésie, et aussi par la pure et simple spéculation. Les mortels sont tirés en avant par leur orientation vers l’idéal, et par l’émerveillement face à ce qui est.

Cet émerveillement est ce qui nous rend vraiment humains, et dans le présent volume il nomme cela ekstasis et l’identifie au phénomène de l’óðr, dont Odin est la personnification. Cleary explique pourquoi il choisit de « parler grec » au lieu d’utiliser le terme vieux-norrois originel dans « The Gifts of Odin and His Brothers » [Les cadeaux d’Odin et de ses frères]. Ce choix terminologique est cependant une source de confusion potentielle pour les lecteurs. Au vu de l’influence heideggérienne sur Cleary, certains lecteurs bien informés pourraient supposer que ce dernier emploie le concept heideggérien d’Ekstase. Cependant, Cleary utilise « ekstasis » dans un sens différent de l’usage heideggérien, bien que ce soit dans un sens qui est encore dans l’esprit de la philosophie heideggérienne. Il désigne par ce mot notre capacité à « nous tenir en-dehors de nous-mêmes (ek-stasis) » et à être saisis et fascinés par l’Etre des choses.

Ainsi que Cleary le dit dans plusieurs de ces essais, la poésie est l’expression primordiale de l’ekstasis. « Poésie » vient du grec poesis, qui signifie simplement « faire ». La poésie est la forme primordiale de l’activité humaine – la plus humaine des activités humaines. Car c’est par la poésie que nous donnons voix à l’Etre. Et cette activité est précisément ce en quoi consiste notre propre Etre. Comme nous le verrons plus loin, Cleary soutient que notre « diction humaine de l’Etre » joue un rôle crucial dans l’Etre du cosmos lui-même (c’est à ce moment, pourrait-on dire, que Cleary fusionne Heidegger avec Hegel).

La poésie est langage, et Cleary suit Vico en disant que la forme primale du langage fut poétique. Et il suit Heidegger en soutenant que la fonction primordiale du langage est  l’expression de l’Etre, pas la communication interpersonnelle. Comme nous l’avons vu, Cleary croit qu’il y a un lien basique entre le poétique et le mythique. Au niveau le plus fondamental, les deux émergent de l’ekstasis. Et donc la religion et le mysticisme émergent aussi de l’ekstasis – une question que Cleary traite dans « The Stones Cry Out: Cave Art and the Origin of the Human Spirit » [Les pierres crient : l’art des cavernes et l’origine de l’esprit humain]. Dans le même essai, Cleary dit aussi que l’ekstasis est à la racine de la philosophie et de la science. Par notre expression de l’Etre dans ces formes ou modalités différentes – mais principalement par la poésie et le mythe –, nos ancêtres créèrent leur monde de vie. Ce qui veut dire qu’ils créèrent un cadre dans lequel ils interprétèrent leur environnement et leurs circonstances.

Ce cadre n’était pas une théorie ou une idée, mais plutôt quelque chose dans laquelle nos ancêtres habitaient (comme Heidegger le dit fameusement, « Le langage est la maison de l’être »). Il est important de comprendre que ce monde de vie est une construction consciente et en même temps ne l’est pas. Certainement, des hommes se lancèrent consciemment dans la poésie, et ajoutèrent consciemment à la réserve de mythes. Mais l’impulsion pour le faire et ce qui émergea quand les hommes sentirent cette impulsion sont tous deux, comme Cleary le remarque dans « Ásatrú and the Political », un produit de la nature génétique unique d’un peuple, dans sa rencontre avec sa situation géographique et historique particulière.

Dans « The Ninefold » [Le Nonuple], Cleary développe ses idées sur le récit heideggérien de l’habitation donné dans « La Quadrité », pour proposer un récit des traits fondamentaux du monde de vie des anciens peuples germaniques. De même que Heidegger dit qu’habiter signifie être dans l’intersection quadruple de la terre, du ciel, des divinités et des mortels, Cleary dit (essentiellement) qu’être Germanique c’est être dans Midgard, à l’endroit où huit autres mondes se rencontrent.

S’inspirant librement des Eddas et des idées d’Edred Thorsson, Cleary traite ces huit autres mondes comme quatre paires fondamentales d’opposés qui gouvernent ou inspirent notre propre monde. L’opposition d’Asgard et de Hel est l’opposition entre lumière totale et obscurité totale, vérité (ou révélation) totale et dissimulation totale (ici Cleary superpose essentiellement Asgard-Hel à la paire ciel-terre de Heidegger). Alfheim-Svartalfheim est l’opposition entre l’Esprit humain libre et créatif (le Geist de Hegel) et la nécessité naturelle et obscure. Tous ces mondes s’étagent autour de l’axe vertical de l’Irminsul (ou Axe du Monde), et tous ont un rapport avec l’Esprit se comprenant lui-même par opposition à « l’inconscient, le caché, l’insaisissable ».

Le plan horizontal, qui contient aussi quatre mondes, concerne les dualités fondamentales dans la nature. Muspelheim-Niflheim est l’opposition de solve et coagula (ou Conflit et Amour). Finalement, Vanaheim et Jotunheim sont des types opposés de changement : le changement régulier et ordonné (comme dans les cycles de la nature, le modèle de croissance de l’organisme, etc.) contre son autre presque inexprimable : une force qui bloque ou qui s’oppose à l’ordre. Dans les traditions philosophiques, mystiques et ésotériques, on trouve de nombreux parallèles avec les quatre opposés et dualités de Cleary. Ici je noterai simplement que sa compréhension de l’opposition Vanaheim-Jotunheim ressemble assez à la « doctrine non-écrite » de Platon concernant l’Un et la « Dyade indéfinie ».

Dans Midgard, tous ces opposés se rencontrent et fusionnent. Je pourrais ajouter à l’interprétation de Cleary en faisant la remarque hégélienne (avec laquelle il serait sûrement d’accord) que cela fait de Midgard un ensemble concret d’une manière inconnue des autres mondes. Puisqu’un élément d’une paire d’opposés a son identité seulement par l’autre, en un sens son identité se trouve en-dehors de lui-même. En d’autres mots, Muspelheim n’est qu’une « abstraction » s’il est considéré séparément de Niflheim. C’est seulement quand le feu et la glace se rencontrent que quelque chose de concret vient à l’être – tout à fait littéralement, dans ce cas (si l’on accepte la cosmologie germanique). Dans Midgard tous ces opposés sont dialectiquement réconciliés. Midgard est, en vérité, le tout. Les autres huit mondes sont des expressions symboliques des vérités fondamentales sur Midgard.

Or, cela pourrait immédiatement expliquer l’objection selon laquelle Cleary serait en fait revenu à l’approche d’essais antérieurs comme « Notes philosophiques sur les runes », où il tentait de « philosopher » (ou peut-être de « rationaliser ») les choses. Mais ce n’est pas le cas. Dans « Qu’est-ce qu’une rune ? », Cleary expose l’argument que la pensée mytho-poétique n’est pas simplement de la philosophie mise en images. Et, comme remarqué précédemment, il reconnaît que la « pensée » mytho-poétique est principalement un mode d’être-au-monde, plutôt qu’un mode de « penser ».

Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Vers la fin de l’essai « The Ninefold », Cleary nous dit que pour nos ancêtres Muspelheim et les autres mondes étaient à la fois des endroits réels et des symboles. Bien que Cleary ne le dise pas exactement de cette manière, la raison de cela est que tous les lieux et toutes les choses étaient considérés par eux comme des symboles – à la fois des symboles réels, et ceux projetés par l’imagination. Cleary offre une « porte de derrière » pour entrer dans le monde de nos ancêtres par l’interprétation philosophique des symboles. Mais il reconnaît que cela n’est pas suffisant. Il écrit : « Je n’ai pas de solution au problème de savoir comment retrouver l’esprit mytho-poétique. Peut-être que la bonne approche est de tenter, délibérément, de lire le monde comme un livre de symboles : de voir les choses comme des symboles, de tenter délibérément de voir le monde comme un poète le verrait ».

Dans « The Gifts of Odin and His Brothers » [Les cadeaux d’Odin et de ses frères], Cleary applique la même approche pour comprendre l’anthropogenèse (le récit des origines humaines) germanique se trouvant dans les Eddas. D’après le mythe, deux arbres (Ask et Embla) furent transformés en êtres humains lorsqu’un trio de dieux leur conféra certaines propriétés. Cleary dit que la clé pour comprendre la vision germanique de la nature humaine se trouve dans les dieux qui figurent dans ce mythe, plutôt que dans les propriétés qu’ils confèrent. Et il se concentre sur les noms des dieux donnés dans l’Edda en Prose : Odin, Vili, et Vé. Ces trois (qui pourraient être, comme le dit Edred Thorsson, trois aspects d’une seule divinité) représentent une triade de qualités organiquement reliées de la nature humaine – en fait, ses qualités fondamentales. Dans la terminologie de Cleary, ce sont : l’ekstasis (Odin), la volonté (Vili), et la sacralisation (Vé).

Nous avons déjà parlé de ce qu’est l’ekstasis (bien que ce soit dans cet essai et dans « The Stones Cry Out » que Cleary en donne sa meilleure définition). La volonté est simplement notre capacité à altérer le donné d’après notre conception de ce qui pourrait être ou devrait être. On voit aussi bien pourquoi la volonté est uniquement humaine. Les animaux altèrent leur environnement (par exemple, les castors construisent des digues), mais pas en résultat d’une conception imaginative de possibilités contrefactuelles.

Cependant, la volonté dépend de l’ekstasis, et en fait la volonté est l’une des formes par lesquelles l’ekstasis vient à l’expression (ainsi, elles sont interdépendantes). Cleary écrit : « ‘volonté’ dépend de notre capacité à nous tenir en-dehors de nous-mêmes … et en-dehors du moment immédiat et de recevoir ou de comprendre à la fois l’Etre des choses, et être saisis par un aperçu de leur Etre possible, ce qui ‘devrait’ être ». « Sacraliser » est l’acte humain de séparer (en pensée ou en action) quelque chose de son contexte et de l’investir de « sacré », ou d’une signification particulière (par exemple une sainte relique, un drapeau, un certain espace). A nouveau, c’est quelque chose que seuls les êtres humains sont capables de faire. A la différence de la volonté, cela n’implique pas un changement littéral pour l’objet. Mais pour sacraliser un objet, nous devons d’abord être ouverts à l’Etre de cette chose – et ensuite, en un sens, nous lui conférons un nouvel Etre (par exemple, ce bosquet n’est pas simplement un bosquet, c’est un espace dans lequel le divin apparaît). La volonté tout comme la sacralisation dépendent donc de l’ekstasis – mais l’ekstasis vient à l’expression par la volonté et la sacralisation. Cette triade interdépendante nomme les trois choses fondamentales qui nous séparent des bêtes.

Si la volonté est décrite simplement comme notre capacité à altérer le donné d’après nos plans ou idéaux, elle est moralement neutre. Cependant, ceux qui ont lu l’essai antérieur de Cleary « Connaître les dieux » se rappelleront de son exposé de la volonté comme étant « une impulsion à se ‘fermer’ au non-soi [ou au ‘supérieur’]. C’est une fermeture qui est en même temps une élévation et une exaltation du soi à un statut absolu ». Cleary parle de l’âge moderne comme de l’« Age de la Volonté », où tout est considéré comme de la matière première à exploiter en accord avec les plans humains, pour satisfaire les désirs humains (ici il s’inspire aussi de Heidegger, spécialement dans « The Question Concerning Technology »). Dans le présent volume, Cleary dit que la volonté possède des aspects positif et négatif, alors que seul l’aspect négatif était traité dans « Connaître les dieux ».

En vérité, la volonté et l’ekstasis elle-même sont ambivalentes – capables de nous conduire vers le bien (et même vers la grandeur), ou de nous tromper et de nous égarer. Ces mêmes oppositions sont présentes dans le dieu de l’ekstasis/óðr, Odin. Et elles sont présentes en nous, dans les êtres humains – mais surtout dans l’homme nord-européen, dans ce que Cleary nomme (suivant Oswald Spengler) l’« homme faustien ». C’est un important concept pour Cleary, et il est discuté dans plusieurs essais de ce volume (le plus complètement dans « Ásatrú and the Political »). Ainsi que Cleary le déclare explicitement dans sa contribution à TYR Volume 4 (« What is Odinism ? », le faustien est équivalent à l’odinique.

Et Cleary relie le faustien-odinique au récit hégélien de la nature des « peuples germaniques », qui (citant Hegel) manifestent « une soif infinie pour la connaissance qui est étrangère aux autres races » ; qui « oppose le monde [par exemple, la nature] à lui-même, se libère de lui, mais ensuite annule cette opposition … [prenant] intérêt à tout afin de devenir ainsi présent à lui-même ». L’esprit germanique (faustien-odinique) « soumet le monde extérieur à ses fins avec une énergie qui lui a assuré la maîtrise du monde ».

Dans ce qui est de loin le texte le plus important de ce volume, « The Stones Cry Out » [Les pierres crient], Cleary avance la thèse vraiment révolutionnaire que c’est l’émergence de l’ekstasis qui explique la soudaine apparition de l’art représentationnel en Europe il y a environ 40.000 ans. Ce qui est fascinant, c’est que l’art représentationnel n’apparaît nulle part ailleurs dans le monde, jusqu’à 30.000 ans plus tard environ. Comme le dit Cleary, cela représente vraiment un problème pour les archéologues et les paléontologues politiquement corrects qui tentent désespérément d’éviter de reconnaître qu’il pourrait y avoir quelque chose de particulier concernant l’Europe. Mais, si la thèse de Cleary est correcte, il est raisonnable de conclure que l’ekstasis apparaît pour la première fois en Europe. Et s’il a raison de lier l’ekstasis non seulement à l’art représentationnel, mais aussi à la philosophie, à la science, à la religion et à la poésie, il n’est surprenant que les premières preuves incontestables de l’émergence de tout cela viennent d’Europe.

C’est ici que nous entrons dans ce que beaucoup regarderont comme les aspects les plus étranges et les plus fantastiques de la philosophie de Cleary. Il dit que l’univers existe afin qu’il puisse se connaître lui-même ; que c’est un processus qui implique que l’univers donne naissance à (ou « développe ») des êtres toujours plus conscients ou capables de réflexion sur eux-mêmes ; et les principaux porteurs de l’ekstasis parmi les êtres humains sont les peuples européens. En bref, c’est par la quête faustienne-odinique de notre peuple vers la connaissance de l’univers que l’univers se confronte à lui-même, et s’accomplit (cette thèse est, en fait, une implication de la philosophie de Hegel, bien que Hegel ne l’exprima jamais explicitement. Elle est aussi parallèle au « Cosmothéisme » de William Pierce, bien qu’elle ne fut pas influencée par elle).

Dans « Les pierres crient », Cleary avance ces idées en partie pour expliquer pourquoi l’ekstasis surgit en Europe durant le paléolithique supérieur (ainsi qu’il le dit, la plupart des scientifiques sont conscients qu’un changement majeur dans la conscience humaine eut lieu en Europe durant cette période, mais sont incapables de l’expliquer). Il reconnaît la nécessité d’une nouvelle compréhension de l’évolution – pas seulement à cause de la difficulté d’expliquer l’origine de l’ekstasis, mais aussi à cause de graves difficultés philosophiques avec le darwinisme. Ce que Cleary fournit, cependant, n’est pas seulement une nouvelle manière de regarder l’évolution, mais un nouveau paradigme scientifique : une « théorie de tout » grandiose et englobant tout.

Cleary dit que l’ekstasis est inexplicable en termes darwiniens, principalement parce que dans l’ekstasis nous échappons à un centre d’intérêt naturel et utilitaire (survie, reproduction, etc.) et sommes saisis d’un pur émerveillement face à l’Etre. Cela fait des hommes une étrangeté dans la nature. Nous sommes des créatures de la nature, nous sommes des animaux, pourtant nous sommes en un sens éloignés de la nature, par notre capacité à nous détourner de toutes les préoccupations animales et à reconnaître le simple fait que ce qui est, est. Comment et pourquoi cette capacité peut-elle être apparue en nous ? Notre dualité – que nous sommes de ce monde mais pourtant « au-dessus » de lui, apercevant son Etre – est une clé pour notre propos : c’est en nous et par nous que l’existence se trouve face à face avec elle-même. Nous sommes la culmination du long effort de l’univers pour arriver à prendre conscience de lui-même. Tout homme ou femme qui connaît l’ekstasis, qui réalise l’Etre, est simplement l’univers disant, en fait, « je suis ».

Cleary s’inspire de la philosophie hégélienne et de la physique moderne (qui lui va comme un gant, soit dit au passage), disant que l’univers est constitué d’une manière à pouvoir donner naissance à des êtres qui connaissent l’univers. Ces êtres, c’est nous, bien sûr, mais nous sommes apparus en résultat d’un processus d’évolution extrêmement long. Ce processus ne peut cependant pas être compris en purs termes de hasard et de sélection naturelle, comme l’affirme le darwinisme. Il y a plutôt l’implication d’une sorte de téléologie qui pousse à la production de nouvelles formes, dont certaines peuvent apparaître très soudainement et sans précédent apparent : l’auto-développement du tout.

La « théorie de tout » de Cleary a de multiples implications. D’une part, nous devons remarquer qu’elle constitue un mythe, au sens grec original de muthos, une histoire qui explique ou prend un sens à partir des choses (par opposition au mythe pris comme une « fausseté »). Le « mythe » de Cleary a un pouvoir explicatif, est appuyé par des données empiriques, et est simple et élégant. De plus, il ne satisfait pas seulement l’intelligence mais aussi le cœur et l’esprit – le cœur et l’esprit, c’est-à-dire ceux de l’homme faustien-odinique. Il explique pourquoi nous sommes ici, en fait il nous attribue un rôle de proportions littéralement cosmiques. Il explique pourquoi nous sommes de la manière que nous sommes, et pourquoi nous sommes à la fois bénis et maudits par cette nature daïmonique.

De plus, le « mythe » de Cleary a aussi la vertu de montrer pourquoi il est si impératif pour nous de préserver et de protéger notre peuple. Agir pour les intérêts de notre peuple, adopter la cause du Nationalisme Blanc, c’est protéger ceux qui pratiquent, pour utiliser les mots de Heidegger, « le dire de la non-dissimulation de ce qui est » ; qui « sauvent la terre » et « reçoivent le ciel ». Pour ceux qui ont besoin d’une justification philosophique pour sauver la race blanche, ne cherchez pas plus loin. Pour ceux qui n’en ont pas besoin, il suffit de vouloir sauver notre peuple simplement parce que c’est notre peuple. Mais ces derniers individus, ces types thymiques [= passionnés] n’ont pas besoin d’un livre comme celui-là. C’est une particularité des Européens qu’ils ont besoin d’une raison pour être ; et d’une raison pour se voir eux-mêmes comme dignes d’être sauvés.

Cleary évita de traiter de « politique » pendant longtemps, mais dans « Ásatrú et le politique » il fait un pas audacieux non seulement en liant Ásatrú et le Nationalisme Blanc mais aussi, en un sens, en identifiant les deux. L’argument de Cleary est simple : Ásatrú est une religion ethnique, la religion d’une peuple spécifique (comme le judaïsme ou l’hindouisme), pas une religion à crédo ni une religion universaliste (comme le christianisme et l’islam). Ásatrú est l’expression de l’esprit d’un peuple, de nos ancêtres. Cleary fait la remarque hégélienne que dans une religion populaire [folk] ou ethnique, un peuple, en un sens, rend un culte à lui-même. Car la religion est une voie dans laquelle le peuple confronte et célèbre son esprit (c’est pourquoi, comme discuté précédemment, Odin est l’incarnation du bien tout comme du mal dans l’âme nord-européenne). Pratiquer Ásatrú, c’est donc garder foi en notre propre peuple. Car les deux sont inséparables. Comme le dit Cleary : « L’engagement héroïque pour notre peuple et son esprit est simplement Ásatrú. Comparé à cela, tout le reste – les runes, le Vieux Nord, cornes à boire, hydromel, vers scaldiques, etc. – est externe et inessentiel. »

Le problème avec notre peuple, cependant, est qu’il est possédé par ce dieu rusé et changeant. Parfois il nous aide à « sauver la terre » et à « recevoir le ciel ». Mais parfois, dans le transport extatique qu’il rend possible, nous fermons un œil, tout comme notre dieu borgne, et sommes trompés par des visions impossibles de ce qui « pourrait être ». Des visions impossibles de possibilités infinies. Et ainsi nous tombons dans le nihilisme moderne qui se présente comme de l’idéalisme – la promesse que nous pouvons être tout ce que nous voulons être (qui est en réalité le désir de ne rien être du tout). La croyance que notre nature est de n’avoir aucune nature est une affliction spécifiquement occidentale. Mais nous imaginons que les autres tendent au même « idéal » ; que dans chaque Hottentot se trouve un Occidental désirant vivre dans une société démocratique inclusive et « multiculturelle » équipée de stations-services et de galeries marchandes à perte de vue. Nous ne comprenons pas que nous avons projeté notre propre nature dénaturée sur les autres ; nous ne comprenons pas que les idéaux modernes de la non-exclusion et du multiculturalisme sont de nouvelles formes de l’ethnocentrisme occidental. Pourquoi ? Parce qu’une fois encore, nous imaginons que nous n’avons pas de nature et pas d’ethnos réel.

Cleary fait la plupart de ces remarques dans sa recension [3] approfondie de l’essai de Ricardo Duchesne, The Uniqueness of Western Civilization [La singularité de la civilisation occidentale] (qui est en ligne sur Counter-Currents/North American New Right et qui sera reproduit dans North American New Right volume 2). Dans le présent volume, dans son essai  « Are We Free? » [Sommes-nous libres ?], il démolit la fausse conception de la liberté à laquelle nous Occidentaux semblons particulièrement enclins. Cleary écrit, mémorablement :

« Etre signifie être quelque chose – quelque chose de défini. La volonté de n’être rien de défini est simplement la volonté de ne pas être. C’est l’horrible telos de la civilisation occidentale moderne. Notre quête d’une fausse liberté est fondamentalement une volonté de nous effacer nous-mêmes du monde ; un désir de mort. La vie est identité, définition, forme, ordre, hiérarchie, et limites. Ceux qui veulent affirmer la vie doivent affirmer toutes ces choses. Nous devons dire un grand OUI à tout ce qui dit un NON encore plus grand à notre hubris, une voix à laquelle nous modernes sommes devenus pratiquement sourds. »

Nous Occidentaux avons très clairement une nature, par laquelle nous sommes « déterminés ». Et, pour emprunter une image à Hegel, nous ne pouvons pas plus échapper à cette nature qu’un homme peut sauter par-dessus le colosse de Rhodes. Cleary dit, à la suite de Hegel, que la vraie liberté signifie vouloir, ou accepter, notre détermination. Et la célébrer. Car étant donné les gloires de notre histoire et la noblesse de nos âmes, pourquoi nous Occidentaux souhaiterions-nous être autre chose que ce que nous sommes ?

Dans son essai sur Duchesne, Cleary dit que notre présent état de déclin apparent est une étape dans une dialectique historique, une étape au cours de laquelle notre peuple prend  conscience de lui-même (et replacé dans le contexte plus large de la cosmologie de Cleary, cela fait partie du processus de l’univers prenant conscience de lui-même). Dans la prochaine phase historique, nous reconnaîtrons – peut-être – la folie qui consiste à nier notre nature, et les conditions biologiques et culturelles non-choisies qui la rendent possible. Nous choisirons au contraire d’affirmer ces conditions, de vouloir notre détermination. Ce sera l’esprit occidental parvenu à la conscience complète et parfaite de lui-même – et à la possession complète de lui-même. A ce moment, libérés de tout ce qui nous avait entravés jusqu’ici, nous deviendrons vraiment ce que nous sommes, comme le dit Cleary. D’abord chameau, ensuite lion, puis enfant.

Ce qui précède ne fait qu’égratigner la surface de ces merveilleux essais. Et je n’ai rien dit sur l’un des vrais régals du volume, l’essai de Cleary : « ‘All or Nothing’: The Prisoner and Ibsen’s Brand » [« ‘Tout ou rien’ : Le Prisonnier et le Brand d’Ibsen »]. C’est une suite à l’essai sur la série télévisée de Patrick McGoohan « The Prisoner » publié dans Summoning the Gods. Les lecteurs qui ne sont pas intéressés par cette série trouveront malgré tout le compte-rendu de Cleary sur Brand extrêmement convaincant.

Ceux qui sont éveillés savent qu’aujourd’hui la culture majoritaire, dominée par les sensibilités de la Gauche, est complètement en faillite. Il n’y a pratiquement rien de valable dans l’art, la littérature ou la philosophie « sérieux » – rien qui ne soit d’une façon ou d’une autre compromis avec la superficialité, la lâcheté, le ressentiment, et des mensonges. Des artistes et des penseurs du calibre de Wagner, Nietzsche, Yeats, D. H. Lawrence, Pound, Eliot, d’Annunzio, Marinetti, et Heidegger – pour ne rien dire de Platon et d’Aristote – ne pourraient jamais commencer une carrière aujourd’hui. Pour trouver une vraie nourriture pour l’âme, nous devons regarder vers les franges, vers le contre-courant vivace de la « Nouvelle Droite », d’où de nouvelles et prometteuses figures émergent chaque année. Nous avons nos artistes, nos romanciers, nos poètes, nos essayistes, etc. Et avec Collin Cleary nous avons un philosophe dont les ouvrages survivront sûrement et seront célébrés quand le présent système ne sera plus qu’un mauvais souvenir.