La fin du monde présent

William Blake, "The Casting of the Rebel Angels into Hell," 1808 [1]

William Blake, “The Casting of the Rebel Angels into Hell,” 1808

1,821 words

English original here [2]

“La fin du monde présent” est le titre d’une conférence qui s’est tenue le 12 Octobre 2013 dans un lieu prestigieux de Londres. Les trois conférenciers étaient tous des sommités de la Nouvelle Droite européenne: Laurent James, Alain de Benoist et Alexandre Douguine. Le thème de la conférence s’articulait autour du déclin de la puissance américaine et de l’émergence du monde multipolaire.

Laurent James

Le premier orateur était Laurent James, et son discours s’intitulait « Eurasisme et spiritualité. » Il a décrit la situation post-moderne occidentale comme étant le nadir de l’accomplissement évolutionnaire.

Selon ses vues, l’ère post-moderne s’inaugure en 1945 avec la première attaque nucléaire de l’Amérique sur le Japon. Ce fut l’acte par excellence des forces anti-traditionnelles, qui ont démontré leur mépris pour l’humanité et leur désir nihiliste de domination universelle. Cela a établi les conditions dans lesquelles nous vivons aujourd’hui et où l’homme est pire que satanique, où, en fait, « l’homme salit Satan. »

La spiritualité est inexistante dans la post-modernité parce qu’un écran a été déployé entre l’homme et le sacré. A cause du libéralisme, de la finance et du journalisme il n’y a plus de relations hiérarchiques qui puisse mettre l’homme en contact. Il s’est instauré à la place un nivellement chaotique de tous les hommes, afin que l’égalité ne soit plus qu’égalité du non-sens et de la séparation.

Pour James, il ne saurait y avoir aucune possibilité de restauration dans le système actuel. A elle seule, l’existence de la démocratie (l’outil ploutocrate) garantit la corruption de toutes les élites politiques. Ce n’est donc pas tant une révolution du système politique dont il est question, qu’ une révolution dans les âmes de l’élite politique elle-même. Exotériquement, cela doit être exprimé par une distinction claire entre la règle spirituelle et temporelle , cette dernière étant la “servante” de la première.

James pense que le christianisme celtique est la nécessaire orientation spirituelle pour l’Eurasie. Pour renouer avec ce courant, il faut continuer l’œuvre des Chevaliers du Temple qui “ont constitué un lien puissant entre l’Europe celtique, Rome et le Proche-Orient. ” Les Templiers sont une société modèle, initiatique, celle qui a combattu la poussée des États-nations modernes et qui a établi une fraternité supranationale. James considère que les Templiers furent les pourvoyeurs du christianisme celtique, tout en agréant les autres traditions rencontrées au cours de leurs épopées à travers l’Eurasie. Leurs héritiers doivent de même développer une vision celtique du christianisme, et reconnaître la légitimité des autres traditions spirituelles : « Ce royaume sera béni par le cercle intérieur des Prêtres , le Cénacle des Prêtres , guides des principales religions qui irriguent tout le continent à la manière d’ardentes veines pulmonaires : christianisme , bouddhisme , hindouisme , spiritualités hyperboréenne et celtique, chacune d’entre elle profondément animée par un rythme céleste semblable sous l’autorité du couronnement cosmique de la Déesse Mère suprême , la Sainte Vierge Révoltée, la Mère fondatrice de la profonde spiritualité des bastions de notre continent ” .

James parle de « christianisme celtique » à dessein, afin de mettre en évidence la contradiction entre son identité européenne et le catholicisme. Dans son texte “Dharma manifesto“, publié récemment, Sri Dharma Acharya Pravartaka fait une distinction similaire entre le christianisme paulinien et le christianisme archaïque, le premier étant associé à aux forces anti-dharmiques et abrahamiques, et le second étant un christianisme gnostique conforme au Dharma.

Cette sorte de distinction démontre l’urgence présente du jaillissement d’une nouvelle et vigoureuse spiritualité européenne. Toute formulation qui espère échapper à la nullité de l’assimilation post-moderne doit revenir aux fondations originelles de la spiritualité européenne, à ses sources. Un tel éveil ne pourra advenir au sein du christianisme qu’autant qu’il se rénove. Cela reste à voir.

Mon inquiétude est la suivante: de même que la démocratie corrompt les élites politiques (comme James l’a justement souligné ), le christianisme aurait une action corruptrice sur les élites spirituelles. Le goût du Mouvement Eurasien pour le Christianisme Orthodoxe est prononcé, mais que cette forme religieuse soit intrinsèquement libre de la décadence qui a sapé les autres sectes chrétiennes, cela est loin d’être évident.

Alain de Benoist

L’orateur suivant était Alain de Benoist, dont le discours s’intitulait “La géopolitique aujourd’hui”. Il a fait valoir qu’une approche géopolitique sur les affaires du monde permet de faire émerger de profonds impératifs dans le champ de l’étude. En particulier, il s’est concentré sur la distinction entre puissances maritimes et puissances terrestres . Ce point de vue fait apparaître les contraintes géographiques qui s’appliquent aux pouvoirs politiques, et permet ainsi une analyse plus ample que si l’on s’en tient aux seuls plans idéologique, économique ou sociologique. L’approche géopolitique sert à définir des contraintes réelles, plutôt que des contraintes présupposées .

L’ ordre mondial actuel est défini par l’Amérique comme grande puissance de la Mer, position autrefois occupée par la Grande-Bretagne. En tant que telle, l’Amérique est le principal agent du libre-échange et de l’érosion concomitante des frontières et des identités. Le continent eurasiatique représente au contraire la grande puissance de la Terre, et se caractérise comme un lieu de frontières, de distinctions, et de politique. Ces différentes caractéristiques sont envisagées comme liées aux situations géographiques respectives. Le caractère naturel d’une puissance maritime est dictée par le déracinement, le libre flux de la mer, et de Benoist l’identifie comme caractéristique propre de la mondialisation postmoderne. La situation américaine est telle qu’elle tend naturellement vers un état de flux et d’échange, tandis que la situation eurasienne tend à la fixité et à la centralité. Ces tendances sont de profondes propriétés se situant sous le niveau d’action de la politique consciente, mais elles l’influent de façon directe.

L’objectif prioritaire de l’Amérique est toujours de supprimer le bloc eurasiatique qui pourrait remettre en cause sa domination unipolaire. C’est selon cet objectif, en grande partie, que l’Amérique tente de confiner la Russie. De Benoist note que les « révolutions colorées » en cours, soutenues par la C.I.A., doivent être considérées dans ce contexte .

Il conclut en déclarant : «Il n’y a plus que deux positions possibles : être du côté de la puissance maritime américaine, ou être du côté de la puissance continentale eurasienne . Je suis avec cette dernière.

Alexandre Douguine

Le dernier orateur était Alexandre Douguine, auteur de La Quatrième Théorie Politique, et son discours était intitulé ” La Fin du Monde Présent – Eurasie: les perspectives de la multipolarité et la Quatrième Théorie Politique.

Citant Heidegger, Douguine affirme que le monde est uniquement présent pour les êtres humains, car seuls les humains sont capables de conceptualiser la mort, et cette prescience est nécessaire à l’Être authentique. L’Être authentique existe dans la présence du sacré, en pleine connaissance de la présence de la mort. Le post-modernisme refuse de reconnaître le sacré et se cache de la mort. Il refuse donc d’amener le monde en présence, et délivre un Être complètement inauthentique. Cet affaiblissement de l’Être nous rend absents au monde, remplacé par le simulacre du virtuel. Dans la virtualité l’absence du monde n’est pas flagrante, car le vide est rempli d’ inauthenticité, et la fin n’est jamais vécue comme finalité, mais seulement comme une faute. À ce stade, les remarques philosophiques de Douguine deviennent presque gnostiques, le pseudo-monde du virtuel ressemblant au domaine du démiurge. Ce démiurge est opposé non pas au réel, mais au sacré. Le virtuel est en dessous de la réalité, le sacré est au-dessus.

Il poursuit en déclarant que l’effondrement des États-Unis est inévitable, parce que les dettes toxiques qui ont détruit le système bancaire en 2008 ont été prises en charge par l’État américain. Ainsi, alors que l’effondrement du système bancaire a été différé, la dette est passée à l’état qui ne sera pas en mesure de l’assumer. Les États-Unis sont condamnés parce qu’il se sont fait refiler les dettes générées par les oligarques milliardaires mondiaux: “L’avenir est déjà vendu et mangé.” Avec la ruine des États-Unis d’autres pays suivront, même les économies émergentes qui pourraient sembler pouvoir bénéficier d’un tel effondrement. Toutes les économies en croissance ont été infectées par le capitalisme, et l’effondrement des États-Unis sera leur perte puisque ses effets se propageront à travers les marchés financiers mondialisés .

La mort des États-Unis équivaut à la mort de la (post) modernité. Qu’adviendra-t-il après cela? Douguine pose la Quatrième Théorie Politique comme la nouvelle philosophie apte à transcender complètement la modernité. La Quatrième Théorie Politique reconnaît l’Être, le Dasein, comme agent politique fondamental. Les trois précédentes théories politiques de la modernité (le marxisme, le fascisme et le libéralisme) ont toutes définies leur action politique d’une manière que Douguine considère comme ancrée dans la modernité: respectivement, la classe, la race, et l’individu. Il les considère comme étant des notions conceptualisées, et donc intégrées dans le simulacre virtuel de la modernité. De l’avis de Douguine, le Dasein est un agent non-conceptuel qui sera en mesure de faciliter la ré-émergence du sacré. Ainsi, l’effondrement de l’Amérique est perçue non essentiellement comme un événement économique ou politique, mais plutôt comme l’ouverture de la possibilité d’une nouvelle métaphysique politique.

Fils communs

Malgré la diversité du sujet en la matière, il est intéressant de noter que les trois orateurs ont choisi de décrire la faillite spirituelle du post-modernisme et de placer cette déficience au cœur de leurs critiques de l’Amérique. Pour Laurent James, le post-modernisme est un écran qui sépare l’homme du sacré et donc détruit la possibilité de relations hiérarchiques. Nous sommes tous dans le caniveau, mais aucun d’entre nous n’observe les étoiles. Pour Alain de Benoist, la domination de la puissance maritime érode nécessairement les frontières et les distinctions et, de par l’importance du libre-échange pour un tel pouvoir, elle devient le moteur de la mondialisation et la destructrice de toutes les distinctions. Pour Alexandre Douguine, la virtualité du post-modernisme est une négation de l’Être, un temps mort dans lequel nous sommes séparés du sacré.

Trois facettes d’un même problème. Lorsque tout cela est pris en considération, il devient clair que l’idée eurasienne (comme exprimée ici) n’est pas principalement axée sur l’agrandissement d’un nouvel Imperium russe au détriment d’une Amérique en déclin. S’il est vrai qu’une Russie forte, capable de d’affronter les pires périls de la lointaine Amérique, est souhaitable, le projet eurasien va plus profond que cela. Et cet objectif plus profond est la victoire du sacré, de la vie elle-même, sur l’involutive négation     de négation du moloch américain.

Il est certain que l’Eurasisme et la Quatrième théorie politique sont considérés avec suspicion par les éléments du monde anglophone (voir le récit édifiant de Greg Johnson et de Michael O’Meara champion de la Troisième Théorie politique, par exemple). Et les interprétations nébuleuses qui pourraient être appliquées à la notion de Dasein comme un agent politique semblent inviter une pluralité de manifestations qui semblent… et bien, très post-modernes. Mais cela dit, la Quatrième Théorie Politique de Douguine reste l’un des arguments les mieux articulés pour une théorie politique identitaire et non-totalitaire qui puisse se positionner au-delà des idéologies redondantes du XXème siècle.