Code du sang :
Contrefaçons de la Tradition De la Lance du Destin au Da Vinci Code

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Les propagandistes de diverses tendances médiévales et modernes ont continuellement déformé et exploité les paradigmes mythiques traditionnels, pour servir leurs propres intérêts idéologiques et financiers.

Ici je me concentrerai sur deux exemples apparentés de ce phénomène : les motifs modernes de la « lance du destin » et du « sang sacré / saint graal ». Le dernier en particulier a été utilisé dans le récent roman de Dan Brown, The Da Vinci Code [1], qui a donné naissance à toutes sortes de conceptions erronées. Ces conceptions erronées sont nécessairement alimentées par ce que j’appelle les mystères conventionnels. De tels « mystères » dépendent d’un appui préexistant dans l’imagination populaire. Si l’imagination populaire s’aligne sur l’idée que, quelle que soit la vérité cachée, elle doit être présentée à travers une imagerie judéo-chrétienne, ou égyptienne, ou chinoise, ou, si cela est impossible, qu’elle doit sortir d’un OVNI, alors le prétendu propagandiste tend à présenter son message précisément de cette manière. Cependant, notre position est que les véritables mystères sont primordiaux, et donc finalement indépendants de toute considération d’imagerie externe ou visuelle. Néanmoins, de tels mystères sont souvent le mieux compris lorsqu’ils sont éclairés par les traditions culturelles dont ils sont sortis en premier. Ici nous recherchons les mystères profonds – et souvent non-conventionnels – sous-tendant les deux mythes populaires modernes mentionnés précédemment. Ce qui en ressort nous permettra de retrouver les mystères authentiques.

Sang sacré

Le motif du « sang sacré » concerne l’idée d’une ascendance ou « lignée » sacrée ou divine. En bref, l’ADN divine telle qu’elle est comprise symboliquement, mais parfaitement, dans l’ancienne tradition. Dans le best-seller Holy Blood, Holy Grail de Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln [2], il était dit que Jésus de Nazareth n’était pas mort sur la croix, mais s’était échappé vers la Gaule du sud (la France d’aujourd’hui), et qu’ici, avec sa femme Marie-Madeleine il avait engendré une lignée (la Maison de Sion = Sion) qui apparaît dans l’histoire légendaire des Francs avec Merovech ou Merovingus ou Mérovée (mort en 456). Le « fait » que cette lignée, la famille de Jésus, ait simplement existé semble avoir été un secret qui devait être préservé à tout prix. Ce mythe sert de support pour les événements fictifs de The Da Vinci Code.

Avant tout, il faut remarquer que ce mythe a son origine dans le gnosticisme. De plus, il a déjà connu une sorte de renouveau, grâce au livre de Hugh Schonfield The Passover Plot [3]. Je remarquerai aussi que l’idée de la survie de Jésus nie entièrement la raison d’être du courant principal du christianisme en niant la signification essentielle de la vie de Jésus, qui est révélée par sa mort (son sacrifice), par laquelle les péchés de l’humanité sont rachetés. La plupart des sectes gnostiques ou païennes n’ont pas besoin de cette croyance, affirmant au contraire que l’individu doit obtenir son propre salut ou illumination par une discipline spirituelle ardue.

S’il est donc vrai que l’idée même d’une sainte lignée laissée par Jésus – que cela soit vrai ou non – est entièrement antithétique à la croyance chrétienne, nous pourrions alors nous demander : les indications si excessivement présentées par Lincoln et les autres sont-elles entièrement infondées et sans substance ? Pas forcément. Y a-t-il une explication plus plausible et plus profonde à beaucoup des phénomènes historiques observés dans ces ouvrages spéculatifs ? Cela semble probable.

Si nous souhaitons expliquer l’idée selon laquelle la lignée des rois serait imprégnée de sacré, nous n’avons pas besoin de chercher plus loin que les traditions natives des Francs et autres tribus germaniques voisines. Parmi ces peuples germaniques, on pensait que les rois et les autres membres de l’aristocratie descendaient génétiquement de divinités. De nombreuses maisons royales germaniques faisaient remonter leur lignée à un dieu, par exemple les Anglo-Saxons à Woden, les Ynglings à Yngvi (Freyr), et les Völsungs à Odhinn (d’après la Völsunga Saga). Jordanès rapporte dans son Histoire des Goths que les souverains gothiques descendaient des Anses, qu’il définit comme des « demi-dieux » [4]. Ces Anses sont les dieux souverains ancestraux connus en vieux norrois sous le nom de Aesir.

Etymologiquement, le mot même de « roi » indique réellement un « descendant de bonne race ». Originellement, les rois étaient élus, non par le « peuple », mais par un conseil composés de représentants du même groupe aristocratique qui était lui-même relié au « sang sacré ». Deux choses ressortent ici : (1) la « possession » du sang sacré n’est pas limitée à un individu, ni même à une seule lignée ; et (2) le lien entre les dieux et l’humanité était un lien de substance, et non, comme dans le cas du dieu judéo-chrétien ou musulman, un lien impliquant un contrat légal.

Concernant le fondateur de la dynastie mérovingienne, les auteurs de Holy Blood, Holy Grail rapportent :

« Mérovée … était une figure semi-surnaturelle digne du mythe classique. Même son nom témoigne de son origine et de son caractère miraculeux. Il fait écho au mot français ‘mère’, ainsi qu’aux mots français et latin pour ‘mer’.

D’après le principal chroniqueur franc et la tradition ultérieure, Mérovée était né de deux pères. Alors qu’elle était déjà enceinte de son mari, le Roi Clodion, la mère de Mérovée partit supposément nager dans l’océan. On dit que dans l’eau elle aurait été séduite et/ou violée par une créature marine non-identifiée venue d’au-delà de la mer… » [5]

Le premier commentaire à faire ici est que cette citation passe typiquement à coté des vérités de base. Le nom de Merovech est bien sûr un nom franc (c’est-à-dire germanique). Merovech et tous les rois francs parlaient seulement le franc et avaient seulement des noms francs et germaniques. L’élément mer- est apparenté au latin mare, mais c’est une forme germanique et non romane. Le nom pourrait signifier « créature marine ». Lincoln et les interprètes du « Prieuré de Sion » veulent voir dans cette référence à une créature marine soit leur idée susmentionnée d’une chose « venue d’au-delà de la mer » (c’est-à-dire d’une source étrangère), soit plus particulièrement une référence au « poisson » en tant que première icône chrétienne. En d’autres mots, cette légende est censée représenter l’entrée de la semence de Jésus dans la lignée mérovingienne. Le « principal chroniqueur franc » n’est pas explicitement nommé par Lincoln, mais en fait la légende se trouve seulement dans la Chronique de Frédégaire, qui fut rédigée au milieu du VIIe siècle, à l’époque des Carolingiens. Il est très probable que Frédégaire rapporte un mythe païen circulant à la cour [royale], qui était en fait conçu pour dénoncer une origine chrétienne de la dynastie, pas pour en faire l’éloge. Grégoire de Tours (539-594) dit simplement : « Certains disent que Mérovée, le père de Childéric, descendait de Clodion » [6]. Frédégaire était apparemment plus libre de parler des origines païennes et non-chrétiennes des Mérovingiens, alors que Grégoire, écrivant une centaine d’années plus tôt, préférait garder le silence à ce sujet, si toutefois il était au courant de la mythologie interne.

On a peu commenté l’improbabilité de la première et meilleure preuve présentée par le groupe du « Prieuré de Sion », puisqu’elle semble dépendre de cette légende concernant Mérovée, qui date d’environ quatre siècles après l’époque de Jésus lui-même, et qui vient de tribus qui pratiquaient encore le paganisme. Les Francs ne deviendront chrétiens qu’à la conversion de Chlodvig (Clovis) au catholicisme romain en 497, plusieurs décennies après la mort de Mérovée. Tout cela ne plaide pas beaucoup en faveur de l’interprétation chrétienne des mystères sur lesquels ces auteurs prétendent enquêter. Il est plus probable que les traditions qui semblent relier la lignée en question au « graal » et aux « secrets » de l’église de Rennes-le-Château doivent provenir de traditions païennes franques et gothiques survivantes. Mais pour que ces mystères survivent ils devaient être exprimés sous des formes conventionnelles – en d’autres mots, ils devaient être christianisés et pourvus d’un pedigree symbolique au moins superficiellement acceptable et intelligible. Ce vernis conventionnel, cependant, ne fait que masquer le véritable mystère.

Lances du Destin

Le processus historique consistant à masquer les anciens mythes sous des formes plus neuves et plus acceptables n’appartient pas à une seule époque ou à un seul lieu, ni à une seule série de symboles. La même chose fut faite pour la dénommée sainte lance, aujourd’hui reconnue comme faisant partie des insignes impériaux des Habsbourg et connue dans le grand public sous le nom de « lance du destin ». Cet objet fut le centre d’intérêt d’une fantaisie occulte du Dr. Walter Johannes Stein (1891-1957), que son élève Trevor Ravenscroft utilisa comme base de son œuvre occulte et alimentaire La Lance du Destin [7]. D’après la théorie de Stein, cette lance était supposée être celle du soldat romain qui perça le flanc de Jésus sur la croix. Cela prouvait que le Christ était déjà mort, et qu’il n’y avait donc pas besoin de lui briser les jambes – la manière habituelle dont les victimes de la crucifixion étaient « achevées » par les Romains. D’après Stein, c’est important parce que ceci permettait à une prophétie biblique d’être accomplie. Dans La Lance du Destin, Ravenscroft dit : « Isaïe avait prophétisé concernant le Messie : ‘Pas un seul os de Lui ne sera brisé’ » [8]. L’importance supposée de tout cela est que le soldat romain, que la tradition catholique identifia plus tard comme étant Longinus, est censé avoir tenu le sort de l’humanité dans ses mains à ce moment. S’il n’avait pas frappé Jésus avec sa lance, ce dernier aurait eu les jambes brisées et aurait été disqualifié pour le rôle de messie. Longinus a tenu le destin de l’humanité dans ses mains, et la lance, son instrument fatal, continue à posséder ce pouvoir magique. Ainsi, d’après ce raisonnement, celui qui détient la lance tient le destin de l’humanité dans ses mains ! En tant que talisman de pouvoir, la lance fut en fin de compte convoitée par cet archi-scélérat du XXe siècle, Adolf Hitler.

[2]

Les morceaux de la « Sainte Lance » dans la Chambre du Trésor du Palais de la Hofburg, à Vienne

Dans tout cela, nous sommes à nouveau confrontés à une série de mythes conventionnels – bien que sensationnalistes et même propagandistes – qui dissimulent des mystères plus profonds et plus authentiques.

Pour commencer, l’idée même que l’action de percer le flanc de Jésus ait accompli d’une manière ou d’une autre la prophétie d’Isaïe de l’Ancien Testament est une fraude et une forgerie. Aucun passage de ce genre n’existe dans le Livre d’Isaïe. La citation « pas un seul os de Lui ne sera brisé » provient en fait du Nouveau Testament (Jean 19 :36), et se propose simplement et erronément de faire allusion à l’accomplissement d’une prophétie scripturale. Ensuite, la « sainte lance » ou « lance du destin » a été scientifiquement analysée, et on a prouvé qu’elle avait été fabriquée entre le VIIIe et le Xe siècle et qu’elle était de fabrication germanique (probablement lombarde). Historiquement, il est possible que Charlemagne (768-804) l’ait prise avec lui après sa conquête des Lombards. Ces faits ne sont donc pas à l’appui de la mystification conventionnelle de la propagande occulte. Les mêmes faits, cependant, nous indiquent la direction d’une vérité plus profonde.

Pour découvrir cette vérité, nous devons poser la question : est-il plus probable que la lance ait une signification qui précède l’influence chrétienne, et si c’est bien cas, que pourrait être cette signification ?

Parmi les tribus germaniques, les lances étaient des symboles du pouvoir royal et du pouvoir politique (le droit de vote) des hommes libres. Souvent la coutume était de « secouer la lance » pour voter dans les assemblées légales (d’où les noms personnels de Shakespeare et de Notker, qui viennent des anciennes racines germaniques *[H]not-, « secouer, balancer » + *gar, « lance »). Dans l’iconographie mythique, bien sûr, la lance est le symbole du pouvoir souverain de dieu germanique Wodhanaz, connu en Scandinavie sous le nom d’Odhinn, ou de Woden/Wodan dans le sud. D’intéressants fers de lance ont été découverts – spécialement en Europe de l’Est – gravés d’inscriptions runiques et d’autres signes sacrés (incluant des tamgas sarmates). Il est très probable que de telles lances étaient utilisées comme sceptres de pouvoir royal par des rois et des chefs germaniques et que la lance réelle était vue comme un reflet terrestre de la lance du dieu souverain ancestral, Wodan. Celui qui tenait cette lance – consacrée à Woden – détenait en effet le destin de son peuple dans ses mains.

Là encore, nous voyons qu’un ancien paradigme traditionnel a été obscurci par une contrefaçon ultérieure qui altère profondément sa signification. Bien sûr, c’était quelque chose de très fréquent au début du Moyen Age, durant la christianisation progressive des peuples germaniques. Dans les temps modernes, le processus franchit les frontières des polémiques ecclésiastiques et passa dans le monde de l’occulte.

Ce que je propose ici, c’est de regarder de tels symboles d’une manière traditionnelle, c’est-à-dire dans leur contexte mythique originel. Quand cela sera fait, les multiples obscurcissements liés au « mystérieux » conventionnel disparaîtront et une partie du véritable bienfait spirituel pourra être retrouvé. Cette méthode tend à utiliser historiquement et objectivement des données vérifiables comme base pour une investigation symbolique ou mythique, et lorsqu’elle est utilisée de manière appropriée elle peut même éclairer le monde particulièrement obscur de l’occultisme populaire.

Lorsqu’on examine à la fois le sang real (« sang royal, sacré ») et la lance du destin, il semble très probable qu’un syncrétisme médiéval précoce survint entre la tradition païenne et la mythologie chrétienne. Les anciens paradigmes préchrétiens établis furent intégrés dans des cadres chrétiens marginalement plausibles : la royauté sacrée païenne est associée à la lignée royale du « Roi » Jésus, et la lance de Wodan est associée à la lance de Longinus. Ces syncrétismes sont ensuite évidemment et naturellement interprétés erronément, d’une manière telle que les mythes nouveaux et secondaires finissent par être vus comme les origines primordiales, et les vraies origines sont oubliées par tous sauf par ceux qui sont vigilants.

Vigilantibus !

Notes

[1] New York: Doubleday, 2003.

[2] New York: Dell, 1983.

[3] New York: Bantam, 1967; nouvelle edition : New York: Disinformation, 2005.

[4] The Gothic History of Jordanes, trad. Charles Christopher Mierow (Princeton: Princeton University Press, 1915), XIII: 78 (p. 73).

[5] Baigent et al., Holy Blood, Holy Grail, p. 235.

[6] Gregory of Tours, History of the Franks, trans. Lewis Thorpe (Harmondsworth: Penguin, 1974), section II: 9 (p. 125).

[7] New York: G. P. Putnam’s Sons, 1973.

[8] Ravenscroft, The Spear of Destiny, pp. xi-xii.

Cet article est basé sur des recherches et des découvertes contenues dans un manuscrit pas encore publié, intitulé Mysteries of the Goths, où le monde des Goths païens est décrit et où les éléments mystérieux de leur culture ultérieure – christianisme gothique, trésors cachés, et secrets d’héritage – sont explorés et expliqués.

Traduction de l’article publié dans le journal TYR n° 3, 2007-2008.