Qu’est-ce qu’une Rune ?

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Pierre runique et tumulus vikings à Anundshog

4,313 words

English original here [2]

Note de l’auteur :

Cet essai fut présenté à la récente réunion de la Rune-Gild à Bastrop au Texas. Il est dédicacé, avec respect et affection, à Edred Thorsson et à sa femme Crystal Dawn.

1. Introduction : les runes et la philosophie

Il y a plusieurs années, j’ai écrit un essai intitulé « Notes philosophiques sur les runes » (il est inclus dans mon récent livre Summoning the Gods [3]). Comme le titre l’indique, l’essai est une tentative de donner des interprétations philosophiques à chacune des runes. Ce que je fis essentiellement fut de prendre les interprétations des sens des runes par Edred dans Futhark et Runelore, et de proposer mes propres commentaires sur celles-ci, en m’inspirant de la tradition philosophique occidentale. Ma source principale fut en fait la philosophie germanique, et je plaçai les runes dans un système quasi-hégélien. Dans cette présentation, je tenterai d’explorer à un niveau plus profond (à un niveau qui est parfois appelé « méta »-niveau) la relation entre les runes et les idées philosophiques. En fait, la relation que je traiterai est triple : entre le mythe, les runes, et la philosophie. Mon but ici est vraiment de parvenir à une compréhension plus adéquate de ce que les runes sont exactement.

Pour commencer, il serait clairement inexact de décrire les runes comme une « philosophie ». Et ici je prendrai mes orientations, une fois de plus, chez Hegel. Hegel joignait la philosophie à l’art et la religion comme étant les trois expressions les plus élevées de ce qu’il appelait l’Esprit humain. Ce qu’elles ont en commun, c’est qu’elles sont trois approches pour parvenir à une compréhension de la nature de l’existence elle-même, et de la place de l’humain dans celle-ci. Cependant, il voyait la philosophie comme fondamentalement différente des deux autres. L’art et la religion expriment tous deux la vérité au moyen de l’image : mythes, histoires, poésie, musique, et représentations visuelles de diverses sortes. D’un autre coté, la philosophie tente d’exprimer la vérité sous une forme purement conceptuelle. Elle échappe aux images et aux symboles.

Selon la conception de Hegel, il est clair que les runes ne constituent pas un système de philosophie. Mais alors, comment devrions-nous les catégoriser ? Ou défient-elles la catégorisation ?

Avant tout, les runes ne sont compréhensibles qu’à l’intérieur du contexte religieux et mythologique germanique. De plus, elles semblent provenir de ce qu’on appelle souvent la pensée mytho-poétique (un point sur lequel je reviendrai plus tard). En d’autres mots, elles impliquent de penser le monde et l’homme en termes d’images et de symboles, plutôt qu’en concepts abstraits. Il est donc tentant de dire que les runes appartiennent au royaume du « mythe ». Mais il est clair que ce n’est pas le cas non plus. Les mythes sont des histoires. Bien qu’il existe des histoires (des mythes) sur les runes, et bien que certaines des runes se réfèrent à des figures ou à des éléments du mythe germanique, les runes elles-mêmes ne sont pas des mythes per se.

En vérité, les runes ne sont ni philosophie ni mythe – mais, comme je l’exposerai, elles présentent des éléments des deux. Bref, les runes se rapprochent beaucoup de ce qu’on appelle parfois en philosophie une « ontologie catégorielle » : une articulation de la nature de la réalité en un certain nombre d’idées fondamentales différentes. Bien sûr, le terme problématique ici est « idées », parce que cela semble suggérer des « concepts », et les runes ne sont pas des concepts abstraits mais des images ou des symboles de diverses sortes. Ici je ne parle pas spécifiquement des formes gravées ou écrites, mais des noms des runes (ou de ce qu’elles désignent). Voyons quelques exemples spécifiques.

2. La signification du bétail

[4]Fehu, comme nous le savons tous, signifie « bétail » ou « propriété mobile » ou « richesse ». Mais les runes ne font pas référence à cela dans un sens direct et littéral. Dans Runelore, Edred dit de Fehu : « Dans la cosmologie, c’est la vraie force extérieure du feu cosmique primal – la force expansive qui répond à la contraction et à la solidification de la glace ». M’inspirant de cela dans mon essai « Notes philosophiques sur les runes », j’ai attribué le concept de « Force Expansive » à Fehu. Mais en fait, Fehu n’est pas le concept de la Force Expansive. Fehu est le bétail. Les interprétations conceptuelles de la rune et les formules comme « Force Expansive » sont des interprétations de la signification de Fehu, c’est-à-dire de la signification du bétail. Mais elles ne sont pas la rune elle-même, ni équivalentes à elle.

Maintenant, la phrase que je viens d’utiliser, « la signification du bétail », semble étrange et peut-être un peu comique. Pourtant c’est une indication qui peut nous aider à mieux comprendre ce qu’est exactement une rune. Si on regarde les traductions des noms des runes, on sera frappé par le simple fait que ceux-ci désignent des objets ou des phénomènes qui étaient des traits de la vie quotidienne – du « cadre de vie », si vous voulez – des anciens peuples germaniques. Il faut regarder les traductions des noms des runes, plutôt que les noms originaux en vieux norrois, en vieil-anglais, en proto-germanique, ou ce que vous voulez, parce que ceux-ci nous semblent étranges, lointains et magiques. Donc, examinons ce que signifient ces noms étranges ; ce qu’ils signifiaient pour nos ancêtres : Bétail, Bœuf, Epine, Chariot, Torche, Don, Joie, Grêle, Besoin, Glace, Moisson, If, Elan, Soleil, Bouleau, Cheval, Jour, etc.

Ce qui s’est passé dans chaque cas, c’est qu’un trait familier du monde ou de l’expérience humaine a été choisi et investi d’un sens qui dépasse l’apparence immédiate. Mais une meilleure manière de le dire serait de dire que dans chaque cas une chose familière a été prise comme une indication ou un symbole d’un principe, d’un phénomène ou d’une force plus fondamental et de plus grande envergure. En d’autres mots, dans la rune Fehu nos ancêtres percevaient réellement « la signification du bétail ». Pour eux, le bétail devint un indicateur symbolique de quelque chose qui allait plus loin que de simples vaches. Le bétail n’est pas seulement du bétail, il est un symbole de la Force Expansive (pour utiliser notre formulation « philosophique »).

Cependant, la question est en fait plus compliquée que cela. Il serait plus précis de dire que le bétail fut choisi comme un exemplaire de la Force Expansive. Le bétail ne symbolise pas simplement cela, comme l’aigle américain symbolise l’Amérique ; le bétail fut pris comme quelque chose d’imprégné de cette force, et donc exemplaire de celle-ci. En d’autres mots, une expression de la Force Expansive (le bétail) est prise pour représenter le phénomène entier.

Cela semble faire des runes des exemples de ce que le philosophe italien Giambattista Vico appelait des « universaux imaginatifs ». Il opposait ceux-ci aux « universaux intelligibles ». Un exemple d’un universel en action serait celui d’un barde chantant les exploits d’un homme courageux et disant « C’est Sigurd ». Dans ce cas, un individu, Sigurd, est pris pour représenter la qualité du courage. Un universel intelligible, d’autre part, serait le  « courage » ; c’est un concept abstrait tiré d’un grand nombre d’exemples d’individus courageux. Au lieu de dire « C’est Sigurd », le barde aurait pu dire : « Cet homme représente le courage » (mais alors, bien sûr, le barde ne serait pas un barde mais un philosophe). Il est clair que les runes sont un système de tels universaux imaginatifs, dans lequel certaines choses qui se trouvaient dans le cadre de vie de nos ancêtres sont prises comme des exemplaires de divers traits fondamentaux de l’existence.

La mentalité consistant à penser en termes d’universaux imaginatifs est souvent appelée « mytho-poétique », et il est évident que les universaux imaginatifs forment la base du mythe aussi bien que de la poésie. L’esprit mytho-poétique est un esprit qui semble très étranger à la plupart d’entre nous, qui sommes habitués à avoir affaire presque exclusivement à des universaux intelligibles et abstraits.

Cependant, pour comprendre ce qui rend la mentalité mytho-poétique possible, il ne suffit pas de dire simplement qu’elle emploie des universaux imaginatifs. En fait, la mentalité mytho-poétique elle-même est rendue possible par quelque chose de plus fondamental : une orientation radicalement différente par rapport au monde. Cela implique de voir le monde autour de nous comme étant chargé d’un sens symbolique. En d’autres mots, l’esprit mytho-poétique lit le monde comme nous lirions une histoire ou un poème, recherchant les significations symboliques placées en lui par l’auteur. L’esprit mytho-poétique de nos ancêtres voyait essentiellement le monde comme un texte à interpréter.

Il est extrêmement difficile pour nous de penser à nouveau de cette manière. Mais ce que nous devons comprendre, aussi difficile que cela puisse être, c’est que nos ancêtres voyaient littéralement le bétail, la grêle et le bouleau comme étant plus que le bétail, la grêle et le bouleau. Au contraire, ceux-ci étaient vus comme des indications matérielles vivantes de la réalité de forces cosmiques et de principes métaphysiques, et des indications de la signification de la vie. Pour revenir à notre question concernant la relation des runes avec la philosophie et le mythe, j’ai dit précédemment que les runes présentent des traits des deux. Je peux maintenant exprimer cela beaucoup plus précisément. Les runes fonctionnent largement comme une ontologie catégorielle, nous fournissant les catégories fondamentales par lesquelles la réalité doit être comprise. Mais à la différence des ontologies catégorielles de la philosophie (celles que nous trouvons dans Platon, Aristote, Kant, Hegel et Husserl), les runes ne sont pas des universaux intelligibles abstraits, ce sont des universaux imaginatifs nés de l’esprit mytho-poétique. Soit dit au passage, nous voyons exactement le même genre de choses dans les catégories du système indien du Sâmkhya et dans les Sephirot kabbalistiques, qui constituent aussi des ontologies catégorielles mytho-poétiques. Nous le voyons aussi dans le système des « esprits-sources » du premier mystique moderne allemand Jacob Böhme, que  Hegel considérait comme le premier philosophe allemand.

Nous pouvons donc voir que les runes occupent, en un sens, une position intermédiaire entre le mythe et la philosophie. Maintenant, cela signifie-t-il que la philosophie, et l’avènement de l’universel intelligible, constituent un progrès sur les runes ? Je reviendrai sur ce point plus tard, après avoir traité quelques autres questions.

3. Ansuz, Tiwaz, et Ingwaz

[5]D’abord, une chose qui est très intéressante avec les runes, c’est qu’elles ne constituent pas un « système fermé ». Nous pouvons voir cela d’après le simple fait que le Futhark change avec le temps : il se contracte et se dilate. En d’autres mots, de nouvelles runes sont ajoutées, ou des runes sont enlevées. Je ne pense pas que les raisons principales derrière cela soient linguistiques ; je pense qu’elles sont idéologiques ou philosophiques. Le Nouveau Futhark, bien sûr, comporte seize runes, huit de moins que l’Ancien Futhark. Le système fut-il affiné pour des raisons de commodité, ou en résultat d’une réflexion métaphysique ? J’ai tendance à pencher pour la seconde explication. Dans la pensée mytho-poétique aussi bien que dans la  philosophie (et aussi dans la science), l’idéal est de tout expliquer par un très petit nombre de principes ou d’« universaux » – et donc certains finissent par être compris comme étant  « contenus » dans les autres, ou comme simplement superflus.

Voici une autre question : il faut remarquer que trois runes présentes dans l’Ancien Futhark ne cadrent pas tout à fait avec l’analyse des runes que j’ai faite : Ansuz, Tiwaz, et Ingwaz (elles sont toutes les trois présentes dans le Futhorc anglo-frison, mais dans le Nouveau Futhark Ingwaz a disparu). J’ai dit plus haut que les runes se réfèrent à des traits du cadre de vie de nos ancêtres – des choses qu’ils connaissaient directement ou avaient à portée de la main, comme divers animaux, arbres, phénomènes naturels, émotions humaines et biens humains, etc. Mais Ansuz, Tiwaz et Ingwaz ne semblent pas cadrer avec ce modèle. Ansuz est équivalente à Odin, Tiwaz est Tyr, et Ingwaz est le dieu Ing.

En mettant de coté Ansuz pour un instant, notons que Tyr est, bien sûr, un dieu du ciel, et que Ing est un dieu de la terre. Ce sont donc des noms de dieux, mais ces noms de dieux nous indiquent le ciel et la terre. Mais pourquoi ces derniers sont-ils désignés ici par des noms de dieux ? C’est parce que le ciel et la terre occupaient dans le cadre de vie de nos ancêtres une position différente de celle des autres objets qui devinrent des noms de runes, et qui sont ou surviennent sur la terre ou dans le ciel. Le soleil et la grêle, par exemple, apparaissent dans le ciel, alors que le bœuf se déplace sur la terre, le chariot roule sur elle, et le bouleau et l’if poussent à partir d’elle. La joie, le don et le besoin, des phénomènes humains, sont aussi ressentis sur la terre. Le ciel et la terre sont donc le fond sur lequel, ou à l’intérieur duquel, ces autres phénomènes apparaissent ou se manifestent.

Le ciel et la terre ne nous apparaissent pas de la même manière que les objets dans le ciel ou sur la terre. En réalité, bien que le ciel et la terre soient perceptibles, ils ne sont pas des objets du tout puisque nous ne voyons jamais leurs limites : depuis notre point de vue sur la terre, nous ne percevons ni les limites du ciel ni celles de la terre. Le ciel et la terre sont ce dans quoi tout apparaît, mais ils n’apparaissent pas eux-mêmes comme des objets dans un contexte ou un horizon plus grand. Cela donne au ciel et à la terre une sorte très spéciale d’essentialité : ils sont des contextes ou des horizons pour tout le reste. En conséquence, pour nos ancêtres, le ciel et la terre étaient perçus comme ayant une signification numineuse particulière. Tiwaz et Ingwaz se réfèrent donc à des traits du cadre de vie de nos ancêtres, au ciel et à la terre pris dans leur aspect numineux ou divin. Cette numinosité était vue, mais pas avec les yeux ; sentie, mais pas avec les mains ; entendue, mais pas avec les oreilles. C’était (ou est encore) un trait réel du ciel et de la terre – un trait qui se dissimule maintenant à nous les modernes.

Mais pour Ansuz ? Edred nous dit qu’Ansuz fait référence à un « dieu ancestral souverain », et cela se réfère, bien sûr, à Odin. Là aussi je dirai qu’en fait cette rune se réfère à un trait du cadre de vie de nos ancêtres.

Souvenez-vous que j’ai dit plus haut que l’esprit mytho-poétique lit la nature comme si elle était un texte. Réfléchissons un peu plus aux implications de cela. Cela signifie percevoir le monde comme étant chargé de significations symboliques ; cela signifie ne rien percevoir dans le monde comme étant un hasard (soit dit au passage, c’est la mentalité qui se trouve derrière la lecture des augures et des présages) ; cela signifie, en fait, voir derrière toute chose une intention consciente. Là où il y a un texte chargé de sens, il doit toujours y avoir un auteur qui a placé le sens dans le texte. Bref, il doit y avoir un Allfather [= le Père de Tout] pour le monde lui-même.

Voir un Allfather derrière le monde tel qu’il nous apparaît, manipulant les apparences, nous envoyant des signes, n’est pas un choix conscient ou une invention. Ce que je suggère, c’est qu’il s’agit d’un trait fondamental de l’esprit mythico-poétique. L’esprit qui lit le monde comme un texte dans lequel rien n’est accidentel doit voir une intelligence à l’œuvre dans le monde ; les deux s’impliquent mutuellement. Ainsi, en un sens nous pouvons dire que toutes les autres runes « impliquent » Ansuz, car l’esprit qui lit le monde symboliquement et découvre les runes sent la présence de leur auteur, d’Odin. J’ai dit précédemment que la numinosité de la terre et du ciel était ressentie aussi, bien que ce n’était pas avec les cinq sens. Ici quelque chose de similaire se produit : la présence d’Odin, de l’auteur de tout, est ressentie aussi vivement que les choses sont vues et touchées. Mais seulement par ceux qui possèdent cette mentalité mytho-poétique. Les autres ne peuvent comprendre cela que dans un sens abstrait. C’est un point sur lequel je reviendrai dans un moment.

Bien sûr, l’intelligence que l’esprit mythico-poétique voyait à l’œuvre dans le monde n’était pas la même intelligence que celle qui était postulée par les philosophes des Lumières. Car nos ancêtres n’étaient pas prêts à ignorer tout ce qui doit être ignoré pour voir l’univers comme une horloge et comme le meilleur des mondes possibles. Ils étaient habitués à ce qui est étrange, mystérieux, absurde et horrifiant dans l’existence. Et donc leur Allfather, leur auteur de la nature, n’était pas un horloger bienveillant, mais un dieu dangereux, inconstant et imprévisible ; le dieu de la chasse sauvage, de l’extase de la bataille, qui dresse les parents les uns contre les autres, qui détruit ce qui est vieux et amène ce qui est neuf au moyen du conflit.

4. Conclusion : les runes ou la philosophie

[6]Revenons maintenant à la question posée précédemment : si les runes occupent une position intermédiaire entre le mythe et la philosophie, cette dernière constitue-t-elle un progrès quelconque sur les runes ? Je peux imaginer qu’on puisse interpréter ce que j’ai dit précédemment comme signifiant que les runes occupent une position à mi-chemin entre le mythe et la philosophie.

Hegel adopterait certainement la position que la philosophie est un progrès sur les runes (bien que je mentionnerais que Hegel n’a jamais rien dit de particulier sur les runes). Son argument serait certainement que la philosophie se trouve à un niveau plus élevé que les runes, parce que la pensée philosophique (au sens large) est nécessaire pour interpréter la signification des runes. Après tout, les runes ne s’interprètent pas elles-mêmes. Nous devons en donner des interprétations conceptuelles, philosophiques (comme le fait Edred lorsqu’il explique les significations ésotériques des runes dans Runelore et d’autres textes). Mais, dirait Hegel, si c’est la pensée philosophique qui nous révèle la signification des runes, alors la philosophie n’est-elle pas une forme supérieure de discours ? Pour généraliser cela, Hegel soutiendrait que la philosophie se trouve à un niveau plus élevé que la pensée mythico-poétique, puisque la pensée conceptuelle, philosophique, est nécessaire pour interpréter les mythes, les symboles et les images et révéler leur signification intérieure. C’est un argument très puissant, qui ne peut pas être ignoré.

Il y a cependant une réponse simple à cela. Si la philosophie et ses universaux intelligibles doivent être utilisés pour interpréter les produits de la pensée mytho-poétique, ce n’est pas parce que nous avons « progressé » au-delà de la pensée mytho-poétique, c’est parce que cette forme de pensée a été perdue pour nous (et, comme je le dirai, cette perte n’est pas forcément un « progrès »). Pour ceux qui sont immergés dans la pensée mytho-poétique, la signification des symboles et des associations était saisie sans avoir besoin de la pensée conceptuelle et philosophique. Nous nous engageons dans une interprétation philosophique des runes simplement parce que la signification des runes ne nous est plus immédiatement apparente, comme elle l’était pour nos ancêtres.

Permettez-moi de tracer un parallèle. Supposons que je sois un professeur anglais et que je cite une strophe d’un poème à un étudiant : « Cueillez les roses pendant que vous le pouvez / Le bon vieux temps est toujours en fuite / Et cette même fleur qui sourit aujourd’hui / Demain sera mourante ». Et supposons qu’il réponde : « Je ne saisis pas ». Je lui donnerai un travail à faire à la maison : revenez lundi et soyez capable de m’expliquer ce que signifie cette strophe. Après une bonne cogitation, il revient le lundi et dit : « Cela signifie que nous ferions mieux de vivre pendant que nous en avons la chance, parce que nous mourrons tous finalement ». Je lui donnerais un A, mais je doute que l’auteur du poème, Robert Herrick, l’aurait considéré comme ayant progressé à un niveau supérieur de compréhension. Herrick aurait été consterné qu’une analyse ait été nécessaire pour comprendre sa signification – une signification que les âmes plus sensibles de l’époque d’Herrick auraient saisie immédiatement, sans avoir besoin d’une soirée d’analyse, de théorisation, et peut-être d’une visite sur Wikipedia.

De même, il n’est pas vrai que nos ancêtres exprimaient des choses qu’ils auraient mieux comprises si la philosophie avait été présente. Non, ils comprenaient ces choses sans l’aide de la philosophie. Le système des runes leur révélait la nature du monde sans qu’ils aient besoin d’interprétations conceptuelles de ce système. Et nous devons aussi reconnaître que toutes ces interprétations philosophiques parviennent très mal à exprimer les significations des runes. On pourrait en fait avancer que ces universaux imaginatifs se trouvent à un niveau plus élevé que les universaux intelligibles, puisqu’ils semblent contenir des profondeurs qui ne peuvent pas être épuisées par une interprétation conceptuelle.

Mais une question lancinante demeure : comment avons-nous perdu la pensée mytho-poétique ? Comment l’universel imaginatif fut-il remplacé par l’universel intelligible ?

Pour commencer, Hegel a raison de dire que la philosophie est abstraite et qu’elle tend à échapper au sensuel. Dans le mouvement vers l’universel intelligible, le sensuel disparaît. Et le contenu sensuel de la pensée mytho-poétique provient de l’immersion d’un peuple dans un certain cadre de vie : dans un environnement naturel spécifique ou écosystème, et dans le mode de vie développé par un peuple habitant dans cet environnement. Il semble donc raisonnable de conjecturer que le passage de l’universel imaginatif à l’universel intelligible, de la pensée mytho-poétique à la pensée abstraite, est d’une manière ou d’une autre occasionné par la déconnexion d’un peuple vis-à-vis de son cadre de vie.

Cela a pu se produire de diverses manières. Cela a pu se produire en résultat du déplacement d’un peuple hors de sa patrie d’origine, et de la migration erratique qui suivit. Cela a aussi pu se produire par le développement des villes, dans lesquelles les habitants sont en grande partie coupés de la confrontation directe avec la nature, et exposés à l’influence des immigrants issus d’autres cultures, c’est-à-dire le cosmopolitisme. Des changements culturels majeurs ont pu contribuer à ce processus : par exemple le développement de la démocratie dans l’Athènes antique, et l’érosion graduelle conséquente de la Tradition par l’individualisme, le relativisme et l’hédonisme.

Ces observations nous rappelleront immédiatement notre triste situation actuelle. Nous ne sommes pas des penseurs mytho-poétiques, et le cadre de vie de nos ancêtres, dont naquirent les runes, n’est pas le nôtre. Par conséquent, bien que nous pourrions reconnaître que l’interprétation philosophique des runes est un pauvre substitut à la possession de la mentalité de nos ancêtres, c’est peut-être le mieux que nous puissions faire. Le dernier auroch connu mourut en Pologne en 1627. Nous ne percevons plus la propriété numineuse de la terre et du ciel. Le bouleau et l’if sont seulement le bouleau et l’if pour nous. Cela signifie inévitablement que bien que nous tentions en tant que païens germaniques de faire revivre les traditions de nos ancêtres, nous ne participons pas à ces traditions exactement comme ils le faisaient – simplement parce que nous ne vivons pas dans le même monde. Ce gouffre entre nous et nos ancêtres et leurs coutumes est douloureux pour nous, mais il est difficile de dire comment le surmonter. Pour nous, le paganisme demeure toujours, dans un sens réel, un idéal que nous tentons d’atteindre (cependant je me hâte de dire qu’il est aussi légitime pour nous de nous appeler païens que cela l’est pour les chrétiens aujourd’hui de s’appeler chrétiens – puisqu’eux aussi, en fait, tentent de vivre dans un monde qui a aussi été perdu).

Finalement quelqu’un finira par suggérer que nous sommes en train d’inventer une nouvelle série de runes issues de notre propre cadre de vie. Mais je ne puis accepter une telle chose. Je ne puis accepter un Futhark avec des runes comme « Facebooks », « ups », « thugz » (avec un z), « Amazon », « redbox », et « kmart ». Et je suis sûr qu’ici tout le monde pensera de la même façon. Pourquoi ? Parce que nous sommes tous convaincus que notre société et notre mode de vie sont dégradés, qu’il n’y a rien de naturel et de sain dans ce qui passe pour notre cadre de vie. Notre seule alternative, par conséquent, est de tenter de reconstruire et de recréer les traditions de nos ancêtres.

Mais la seule manière de revenir vraiment et pleinement à ces traditions serait par la restauration de leur cadre de vie : un retour à l’environnement naturel dans lequel ils vivaient et à leur mode de vie. Il y a encore beaucoup de nature sauvage par ici, mais il ne serait pas suffisant d’acheter simplement un bon morceau de terrain et d’établir une sorte de communauté germanique recréée. Les participants devraient être complètement purs de la culture moderne : ils devraient n’avoir aucun souvenir des attitudes modernes, des inventions modernes, et de la culture pop ; ils ne devraient même pas avoir un souvenir de l’histoire moderne.

Ils devraient voir le monde autour d’eux avec des yeux neufs et non-corrompus. Si une telle situation pouvait être créée, je crois que les anciennes formes, les anciennes coutumes, se reconstitueraient parmi les gens de notre peuple, dans leur interaction avec leur environnement naturel. Le ciel et la terre seraient à nouveau perçus dans leur aspect numineux. Le bouleau et l’if seraient à nouveau davantage que de simples variétés de bois. Et la présence d’Odin serait ressentie une fois de plus, au plus profond de l’obscurité des forêts.

Bien sûr, une telle situation ne pourrait se produire que par la destruction complète du monde moderne et de tout souvenir de lui. Bref, l’espoir se trouve dans le Ragnarök.